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Nadal, petits tics et grands tocs…

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Roland Garros est le royaume d’un homme : Rafael Nadal. Qui dit royaume, dit roi. Qui dit roi, dit rituels. Ceux du Majorquin sont les mêmes depuis plus d’une dizaine d’années. Je me touche les cheveux. Je me remets le slip. Je m’effleure le nez. Je cale, dans le même temps, mes deux pieds dans la terre. Et, au chan­ge­ment de côté, je posi­tionne mes bouteilles avec une mania­querie confi­nant à la folie. Mais quels sont les messages qu’envoient ces étapes rituelles ? Dans quelle mesure servent‐elles Rafa à chacun de ses couron­ne­ments, Porte d’Auteuil, comme sur les autres tour­nois du circuit ? Nous sommes allés poser la ques­tion à Guylaine Baroz, psycho­logue et fine analyste nada­lienne. Ainsi qu’à Ronan Lafaix, coach connu et reconnu, spécia­lisé dans les méthodes de concen­tra­tion. Décryptage.

Le tic, le toc… Que sont‐ils ? Rituels ? Superstition ?

Guylaine Baroz (GB) : Un tic est un mouve­ment moteur invo­lon­taire et auto­ma­tique, qui vise à réduire une tension globale. Un toc est une action pensée et réflé­chie, sous‐tendue par un conflit psychique géné­ra­teur d’angoisse. Ce conflit psychique s’exprime par des symp­tômes dits « compul­sion­nels » : idées obsé­dantes, compul­sion à accom­plir des actes indé­si­rables, rites conju­ra­toires. Il vise à prévenir un événe­ment anxio­gène. Le rituel, lui, est plein de ce carac­tère conju­ra­toire. Les actes prennent une valeur quasi magique et leur répé­ti­tion constitue le rite. Par là, il est associé au toc. La super­sti­tion, quant à elle, n’a rien à voir avec tout cela. Elle se forge souvent sur l’association d’un événe­ment conco­mi­tant à une réus­site ou à une défaite. Exemple : Agassi a cessé de porter des sous‐vêtements à la suite d’une victoire où il n’en portait pas.

Ronan Lafaix (RL) : A propos du tic et du toc, je n’ai rien à ajouter (rires), tout a été dit. Le rituel est devenu un mode de fonc­tion­ne­ment du joueur de haut niveau. Cela lui permet de rester dans sa zone de confort, sur le plan de la concen­tra­tion. Il se crée des rituels : cela peut être avec la serviette qu’il demande, lors même qu’il ne trans­pire pas. Pour ce qui est de la super­sti­tion, nous chan­geons vrai­ment de domaine. Nous rentrons dans celui de la croyance et, avec le recul, cela peut paraître ridi­cule. Je me souviens avoir perfé, un jour… Tandis que je me rendais à un tournoi, je m’étais arrêté à un feu orange alors que j’avais large­ment le temps de passer. Par la suite, lors des tours suivants, j’ai systé­ma­ti­que­ment fait en sorte de m’arrêter à ce feu‐là, qu’il soit vert, orange ou rouge, quitte à ralentir à son approche. Mais je vous rassure, au final, je n’ai pas gagné le tournoi (rires) !

Rafael Nadal, comme d’autres joueurs, refuse de marcher sur les lignes. C’est un toc, une routine, une habitude ?

GB : Si faillir à cette idée devient une pensée obsé­dante, qui entraîne une angoisse ou une désta­bi­li­sa­tion émotion­nelle, il s’agit d’un toc. Dans ce cas, le sujet va toujours effec­tuer le même dépla­ce­ment, dans le même ordre, dans le même sens, avec le même nombre de pas ou tout cela à la fois. C’est la toute puis­sance de la pensée magique. Faillir à ce rituel crée, chez le sujet, l’idée que cela peut déclen­cher un problème plutôt grave. Dans les autres cas, cela peut relever de la super­sti­tion ou de la routine. On peut prendre certaines habi­tudes, on en a tous dans la vie quotidienne.

RL : J’ai du mal à me mettre à la place de Rafa. Les lignes du court peuvent signi­fier tant de choses chez un joueur de tennis… Les limites de son espace ou son terri­toire qu’il ne faut pas violer. En marchant sur la ligne, il touche, peut‐être, au sacré, puisque celle‐ci déli­mite le terrain. On peut tout imaginer, d’au­tant que les lignes sont ce que visent souvent les cham­pions pour faire la différence. 

Au fil du temps, on a l’im­pres­sion que les joueurs de haut niveau s’inventent de nouveaux tics et tocs. On peut l’expliquer ?

GB : On ne se rajoute pas des tocs ou des tics. Ils relèvent de l’automatisme ou de la compul­sion. Je pense qu’on a tendance à tout bana­liser… L’accès à l’information par des publics non initiés amène à un détour­ne­ment de certains sujets. A l’origine, le toc, ou trouble obses­sionnel compulsif, est l’un des symp­tômes de la névrose obses­sion­nelle. Il ne faut pas mini­miser quelque chose qui est une véri­table souf­france chez certains patients. Ceux‐ci s’en passe­raient bien volon­tiers ! Il y avait, certai­ne­ment, des joueurs à tocs dans les années 60, mais le public ne savait pas ce que c’était. Aujourd’hui, le joueur subit une pres­sion très forte. Celle de son entou­rage direct, fami­lial pour la plupart, mais aussi celle de la surmé­dia­ti­sa­tion. Il doit être au top tout le temps. En plus d’être un cham­pion, il se doit d’être beau, charis­ma­tique, people… Parfait, en somme. Sous les feux des médias, il est scruté en perma­nence dans ses moindres faits et gestes. Alors peut être qu’avoir des tocs et des rituels permet de reprendre un peu le contrôle. 

RL : Je n’ar­rive pas à savoir si ces tocs sont là pour rester concentré ou s’ils sont liés à une angoisse clinique. En revanche, ils ont l’avan­tage de permettre à Rafael Nadal de rester dans l’ins­tant présent, ce qui est une grande force chez lui. Il vit chaque point comme il vivrait le dernier. 

Quand on parle de Nadal, on évoque fina­le­ment trois axes majeurs dans ce domaine : le slip sur lequel on tire ; la main droite qui replace ses cheveux et sour­cils avant de servir ; et les fameuses bouteilles…
Vous pouvez nous expli­quer ce que cela signifie ?

GB : Tirer sur son slip est un tic. En revanche, ce qu’il fait avec sa main droite est un toc. Cette saison, il relève les manches sur ses épaules, se pince le nez et se touche les cheveux toujours dans le même ordre et dans le même sens. Cela ressemble à un signe de croix. C’est un toc. Il faut cette rigueur pour aboutir à l’inhibition de la pensée. En alignant ses bouteilles, il déli­mite son espace. Et, lorsqu’il les boit dans un ordre défini, c’est un toc : le carac­tère arith­mé­tique lui permet de garder le contrôle. 

RL : Plutôt que d’une inhi­bi­tion de la pensée, je parle­rais d’une mise en condi­tion mentale pour parvenir à être au maximum de sa concen­tra­tion. En revanche, avec l’his­toire du slip, nous sommes vrai­ment dans l’idée pure et simple du tic. 

Psychologiquement, en quoi toutes ces actions permettent aux joueurs d’être plus concentrés ?

GB : Cela leur permet de s’apaiser et de foca­liser leurs pensées. Pourtant, à l’origine, la concen­tra­tion qui en découle n’est pas le but, ce n’est qu’un effet secon­daire. Il s’agit de ne pas se laisser déborder par les émotions et par les pensées. Oui, c’est une forme de concen­tra­tion involontaire.

RL : Je pense qu’un joueur demeure toujours conscient de ses actes. Alors, c’est vrai qu’on peut parler, chez Nadal, d’une forme de robo­ti­sa­tion. Mais, selon moi, tout est réfléchi, même si c’est répé­titif et méca­nique. Il y a toujours une part d’ana­lyse chez les cham­pions. C’est ce qui fait la grosse diffé­rence entre les tops players et les autres. Ils parviennent, par des rituels, à s’isoler du monde exté­rieur pour se concen­trer sur le moment, l’ins­tant, l’ana­lyse. Avant d’enchaîner sur le bon geste. On n’ima­gine pas tous les stimulis exté­rieurs qui peuvent perturber un joueur de haut niveau sur un court. D’autant qu’il ne faut pas oublier que le tennis reste un sport tech­nique où, une fois l’ana­lyse produite, il faut être vrai­ment précis dans ses gestes et son œil pour parvenir à réaliser le coup parfait et, ce, en quelques secondes. On n’a pas vrai­ment le temps de lever la tête et de se relaxer. Je me souviens que Stéphane Robert (ex‐61ème mondial), quand il commen­çait à jouer devant un vrai public, avait tendance à regarder les réac­tions des spec­ta­teurs. On a appris à s’isoler et cela passait évidem­ment par des rituels. 

L’autre point central de la philo­so­phie nada­lienne, c’est de ne jamais se projeter, de vivre dans l’ins­tant présent… Par exemple, l’Espagnol se refuse toujours à parler de l’avenir en confé­rence de presse. Là aussi, c’est une tech­nique de concentration ?

GB : Ne pas se projeter dans le futur témoigne d’une grande force de carac­tère. Vivre l’instant présent, c’est apai­sant et perfor­mant. Rafa joue chaque balle comme si c’était la première, ce qui lui permet d’être à 100% dans ce qu’il fait. Personne ne peut savoir ce qui risque de se passer dans les minutes qui suivent. Envisager un futur ne repose sur rien et génère de l’angoisse. Si l’on passe son temps à s’inquiéter à propos du passé ou de l’avenir, ce temps‐là, qui est notre vie, est du temps perdu.

RL : Je trouve cette dernière phrase assez remar­quable. En effet, la force de l’ins­tant présent est centrale dans le tennis moderne. Ne pas se projeter, c’est aussi éviter de se polluer l’es­prit. C’est toute la diffi­culté de ce sport. On joue deux secondes et on en a 25 entre les points où notre cerveau peut gamberger. C’est pour cela que le tennis est profon­dé­ment irra­tionnel. Ce n’est qu’un yoyo entre concen­tra­tion, débauche d’énergie, calme et relaxation. 

Les tics, les tocs ou les rituels sont inévi­tables lorsqu’on cherche à atteindre un état d’hyper-concentration ? Il n’y a pas d’autres techniques ?

GB : Non, ce n’est pas inévi­table. Il y a de très bons cham­pions qui réus­sissent sans ça. Le mental et la concen­tra­tion n’ont rien à voir avec les tocs qui sont des exutoires.

RL : Chez Rafa, c’est très démons­tratif et visible. Chez d’autres, cela n’est pas aussi spec­ta­cu­laire. Il y en a qui vont serrer très fort le manche de leur raquette avant de retourner, par exemple. Quand il parle de sa concen­tra­tion, Rafael parle souvent de calme. Comme son jeu demande une explo­si­vité très intense, le fait d’ar­river à trouver son calme par ses rituels lui permet d’être perfor­mant et de garder son énergie. 

On peut s’en­traîner à avoir de bons tics ?

GB : Absolument pas ! Aucune des personnes souf­frant de tocs ne peuvent les expli­quer. Elles ne savent qu’une chose : si elles ne les font pas, elles se sentent en danger.

RL : Il n’y a pas d’en­traî­ne­ment pour les tics ou les tocs, c’est évident. D’ailleurs, notre boulot de coach est suffi­sam­ment dur… On ne va pas rajouter cela (rires) !

Dernièrement, Rafael Nadal a vécu un moment un peu éton­nant… A Monte‐Carlo, Marinko Matosevic, son adver­saire, a fait exprès de taper dans ses bouteilles lors d’un chan­ge­ment de côté. Quelle peut être la réac­tion de l’Espagnol si un tel événe­ment inter­vient lors d’un match à enjeu : panique, colère, exaspération ?

GB : C’est une atti­tude tota­le­ment déplacée, idiote et surtout indigne d’un grand joueur. La prin­ci­pale force de Nadal, c’est de toujours respecter son adver­saire, qu’il soit numéro un ou dernier du clas­se­ment. Il pour­rait en être attristé, proba­ble­ment un peu en panique, puisqu’on a violé son espace. Mais, dans ces condi­tions, il sait avancer et tourner la page.

RL : J’ai lu qu’il l’avait bien pris, là… Mais je sais aussi que Rafael Nadal est très bien élevé. Dans certains duels, un cham­pion peut cher­cher à désta­bi­liser psycho­lo­gi­que­ment son adver­saire. Là, ce qu’il y a de gênant, c’est qu’il entre dans son inti­mité et que cela n’a rien à voir avec le match en lui‐même. Le rituel de Rafael Nadal avec ses bouteilles se fait au chan­ge­ment de côté, sans que cela n’in­fluence la rencontre, sans qu’il y ait d’impact sur son adver­saire, en termes de concen­tra­tion. J’ai du mal à imaginer Federer, Djokovic, ou Murray faire ce genre de choses. 

Entretiens réalisés par Laurent Trupiano