Ca y est. Encore un. Un de plus. Un nouveau. Quoi donc ? Un billet ? Non, même si je m’approche doucettement des 13 000 publiés sur ce site. Un match ? Non plus, je serais bien incapable d’en tenir un décompte, tant sont innombrables les heures du jour et de la nuit passées à supplicier mes yeux devant des écrans branchés sur les tournois d’Astana, de Salinas ou Bukhara (c’est en Ouzbékistan). Un chèque ? Non, cent fois non, c’est la crise – vous savez ce que c’est – et mon patron m’exploite (si, tu m’exploites, si !), car tous les patrons exploitent et nous maintiennent sous le joug de notre labeur (plus précisément nous tiennent par la peau des bourses ou des tétins), nous, pauvre plèbe misérablement décérébrée.
Mais alors quoi ?
Rien de si excitant. Un de plus. Un numéro de GrandChelem. Le 38. Que nous venons de boucler. Comme vous le savez, Welovetennis.fr, c’est un site d’actu ; mais la Rédaction publie aussi deux magazines. L’un, semestriel, tout récent, répondant au doux nom de ClubHouse ; l’autre, bimestriel, lancé en 2006, aboyant lorsqu’on appelle « GrandChelem ! ». GrandChelem, le canard à l’origine de tout, enfin, au moins du site – évitons‐nous les blablas cosmogoniques. Oui, nous venons d’en terminer le numéro 38 – le 26ème, de mon côté, puisque j’ai embarqué sur le bateau de cette belle aventure début 2009. Mais 26 numéros de GrandChelem, c’est aussi 26 tonnes de sueur, 26 engueulades au sujet de la Une, 26 souris et touches dézinguées, 26 tournoi de tennis‐Rédac’, 26 mille fautes corrigées, 26 milliards de signes écrits… et ‑26 aux deux yeux, à s’éclater la rétine sur l’écran d’un Mac… ou, parfois, d’un notebook.
On se fait vieux, vindieu…
Ce numéro de GrandChelem, que vous pourrez retrouver ici la semaine prochaine pour le lire, tranquillement (et gratuitement, bien entendu) au fond de votre canapé, ou dans votre club de tennis, ce sont des interviews de Toni Nadal, de Gilles Simon, de Stéphane Robert, de Sam Sumyk, de Frédéric Fontang, de Rodolphe Gilbert, mais aussi des textes sur Stanislas Wawrinka, Richard Gasquet, Melbourne et l’envers du décor ou la défection du Big Four. Bref, un paquet de choses intéressantes. Ce que vous ne savez pas forcément, c’est la manière dont on accouche de ces pages. Oui, accouche, le terme est bien choisi. Sans péridurale. Si la gestation est souvent rapide et sans souffrance, les quelques jours de la mise au monde s’avèrent généralement, eux… très douloureux.
Pour vous aider à vous faire une idée, voici une journée type. Celle d’hier. La dernière, avant le dépôt final, aujourd’hui, chez l’imprimeur.
Mardi 4 février 2014 – Un film de la Rédaction, avec Laurent Trupiano, Directeur ; RCV, rédacteur en chef ; Pauline Dahlem et Simon Alves, journalistes ; et Séverine, graphiste
(Non, la Rédac’ n’est pas au complet, le travail sur le magazine n’est réservé qu’à une élite – les élus – permettez ?)
- 7h22 : Arrivée du grand patron à la Rédaction, le magnat, l’ami des stars, le tiroir‐caisse ou, comme il est amicalement surnommé par les journalistes, « l’homme qui divisait pour mieux régner ». Laurent, maître adoré. Ses yeux papillonnent involontairement dans un nystagmus forcené, accentué par la fatigue d’une nuit courte et peu réparatrice. L’haleine aigre du médiocre dormeur, le pied lourd du quadra usé par la vie et les soucis, la barbe éparse, mais néanmoins colonisatrice, du fashionista qui ne s’assume pas (oui, la barbe est fashion, vous le saurez en lisant ça). Il checke ses mails et marmonne dans ses poils… Grognon ? Bien sûr. Ne restent plus que 24 heures de bouclage, et le PDF qu’il a sous les yeux est constellé de tâches noires. Ces tâches, ce sont les pages qui n’ont pas encore été faites et montées. Autant de trous noirs dans lesquels le lâche souhaiterait s’oublier. Mais non, le magnat n’est pas de cette race‐là. Redressant le torse, s’humectant les lèvres, il s’assène une giflette et se force à sourire face à la pomme siglée de son ordinateur qui, croquée, semble lui hurler : « Bosse, feignasse, bosse ! » Courageux, il s’empare de son clavier et s’attelle au premier chantier d’une longue journée : une page sur l’Open de Guadeloupe et l’interview de son Directeur. A ce moment précis, malgré la fatigue, il ne peut s’empêcher de penser : « Je fais le plus beau métier du monde. »
- 8h01 : A une poignée de kilomètres, un homme se lève dans un grand sursaut de tout son corps. Moi. Oui, votre humble serviteur. RCV. Privilège du Rédacteur en Chef‐Secrétaire de Rédaction‐mécanoplombier‐Rémy Bricka l’homme orchestre : la grasse matinée de celui qui n’est rentré qu’à 23h00 chez lui, la veille. Dès l’éveil du réveil, négligeant ses devoirs conjugaux, RCV, qui sait avoir des pages à boucler, se précipite sur son ordinateur, un café à la main. Vite, vite ! Scout toujours, toujours prêt ! En vrac : il allume l’écran, éteint l’unité centrale, se frotte les yeux, prend son téléphone, rallume l’unité centrale, rentre un mot de passe, se refrotte les yeux, rentre un nouveau mot de passe, se gratte le nez, frappe son clavier, jure « P ^y9ç ! », se gratte les fesses, répond au téléphone de la main gauche, porte de la droite son café fumant aux lèvres – merde ! c’était l’inverse ! -, se brûle l’oreille, le cou, l’épaule, se tâche un caleçon ridicule mentionnant « Let me sleep in my slip », repose le téléphone qu’il était en train de boire… et ferme les yeux. Respire. On se calme. On reprend du début.
- 8h22 : Premières véritables injures. RCV s’est changé, épongé, installé. Il guette sa boîte mail et les documents qui doivent tomber. La page Guadeloupe arrive. 6500 signes. A valider. Coup de bambou, il s’attendait à une demi‐page et 3000 signes maximum. Tristesse. Profond sentiment de déréliction. Remise en question de la vie et de ses fondamentaux. Relecture. Grosse faute dès la première phrase. Larmes. (Petit intermède pour les non‐initiés : un signe équivaut à une lettre, un point, un espace… un caractère, quoi ! Faites des tests, vous constaterez que 6500, c’est long. Très long. Trop long…)
@goodforthebitch @PaulineDahlmWLT Adieu, jeunes gens, adieu. Et n’oubliez pas… J’attends vos papiers demain, 9h ds ma boite mail. 9h. 9h.
— Rémi Cap‐Vert (@RemiCapVert_WLT) 30 Janvier 2014
- 9h38 : Vulgarités à gogo. RCV semble pris d’un syndrome Gilles de la Tourette. Pauline, ô oui, sa tendre Pauline, devait lui envoyer son article sur ce week‐end de Coupe Davis, elle qui a eu le bonheur de connaître Mouilleron‐le‐Captif, son charme pittoresque et un p’tit resto bien sympa du côté de Pornic… Mais l’article n’arrive pas. Les délais ne sont pas tenus, horreur ! Enfer et damnation ! Bouffonnerie et pourriture ! Aaaaaaaah… ah si, un mail… Ca y est ! Oh que tu es bonne, que tu es gentille, que tu es adorable, Mademoiselle Dahlem ! Et en plus, c’est bien écrit, c’est propre, c’est chouette ! Merci, merci…
- 10h45 : Nouveau mail de Pauline… Tiens ? Pourquoi donc ? Comment ça, un autre texte ? D’une page ? Sur Richard Gasquet ? Mais, mais, mais, mais… Mais tu n’avais qu’une page à faire sur la Coupe Davis, Pauline, qu’une page ! Coup de fil au magnat, à la Rédaction… Ah, zut. Message mal passé. « Tant pis, Rémi, on benne la page Coupe Davis, tu gardes la Gasquet… » L’homme qui savait diviser sait aussi se montrer sans pitié, oui. Le pauvre RCV, au fond du trou, vient de perdre 45 minutes à valider cet article sur la Coupe Davis. Et n’a pas encore commencé cet autre sur Richie. La joie. La haine. Incommensurable confrontation de sentiments contradictoires au sein d’une seule et même personne, dont l’hygiène, qui plus est, s’avère douteuse en ce matin de labeur qui la voit encore trimballer son « Let me sleep in my slip » de son bureau à sa Nespresso. On souffle et on s’y remet.
- 12h01 : « Rémi, tu peux envoyer à Séverine (notre graphiste bien‐aimée) ton papier sur le Big Four ? » La voix est douce et chaleureuse. Mais non moins autoritaire. Le magnat essaie de se faire pardonner son erreur de communication. Mais exige. Une manière de mettre un petit coup de pression. Une manière de rappeler à RCV qu’il avait ce texte‐là à pondre en ce funeste mardi. Oui, car, tout flamboyant Rédacteur en Chef qu’il est, votre merveilleux serviteur ne brille pas par son organisation. Non. Disons‐le, c’est une âme bordélique. Alors il lui arrive… d’oublier. Nouvelle bordée d’injures. « P ^y9ç de texte… » On s’y remet. 4500 signes, facile. Positive attitude. Il écrit des nouvelles à 40 000, ce devrait être… easy.
ENTRACTE
- 13h52 : La porte de la Rédaction. Un graffiti obscène, très obscène, qui l’orne depuis cet été, histoire de rappeler que, si Welovetennis disparaît un jour dans les méandres infinis du web, les rédacteurs pourront se recentrer sur l’industrie pornographique en lançant le facétieux, mutin et vulgaire Welovepénis. Pardonnez cet écart… Ce n’est pas le sujet. Un grand coup de pompe dans la poterne misérable qui sert d’entrée principale au sacro‐saint de la passion du tennis – c’est bien peu de le dire. RCV, essouflé, échevelé, mais propre désormais, rejoint tous ses gentils camarades à pied d’oeuvre derrière leurs écrans. Martin est en poste. Antoine aussi. Jeremy fait défaut. Séverine monte des pages. Laurent, ô Patron adulé (laissez‐moi négocier mon augmentation, je sais m’y prendre…), donne ses consignes. Et Simon braille. Oui. Il braille. Simon Alves. Vous l’avez probablement consacré « histrion de la Rédaction ». Certains l’adorent, d’autres le haïssent. Simon est un OVNI parfaitement incontrôlable qui ne répond à aucune hiérarchie. La bave aux lèvres, il erre entre les bureaux. Casse tout ce qui bouge – halogènes, horloges, raquettes… Et travaille. Parfois. A ce moment précis, 13h52, il vient de terminer sa double page sur l’Open d’Australie… 14 000 signes, ça fait mal aux doigts. Et au cerveau, manifestement. Pas loin de lui passer une camisole de force, Laurent et moi tentons de le calmer, yeux paniqués mais sourire de connivence aux lèvres. Le gus Alves a la capacité de concentration d’une huitre. Un texte et il vole en éclat. Nous, nous sommes à bloc depuis une semaine déjà. Pas grave, il est jeune, il apprendra (sentiment de supériorité assumé tout à fait vain et symptomatique d’une recherche de gloriole personnelle).
- 15h00 : SMS de Pauline : « - Hello ! Pourquoi mon texte à propos de la Coupe Davis est en Une de Welovetennis.fr ? Il était pour le magazine ! » Mince. Réponse diplomatique. Cellule de crise. « - Euh… Oh, on a un peu merdé… » « - En gros, il n’y avait qu’une simple (page) et pas une double, donc j’ai écrit ça pour rien ? » « - Ta perspicacité me laisse pantois :>) » « J’ADORE ! 😀 » C’est bon, votre Dahlem préférée est une crème. Parfois épicée, certes. Le magnat échange un sourire avec moi : ouf, on va y arriver !
- 17h02 : Un éclair de lumière. Ou de génie. RCV découvre avec délectation le travail de Simon. C’est long, mais c’est bon. La validation paraît un jeu d’enfant, le style est fluide… Ce garçon a un peu de talent. Si, si. Et il est drôle, le bougre ! Avec le splendide portrait que Pauline a fait de Stanislas Wawrinka, un boulot formidable, ce prochain numéro de GrandChelem est déjà une réussite. Les interviews du dossier sur le coaching sont montées et, avec Toni Nadal, Sam Sumyk, Gilles Simon ou Stéphane Robert, la récente coqueluche de Melbourne, on tient un numéro d’enfer.
- 19h30 : Envoi d’un premier PDF entièrement corrigé à la graphiste, dont les yeux rougis et injectés de sang paraissent éclairer la Rédaction d’une pulsation rubis plutôt inquiétante, lors même que la nuit a déjà recouvert les toits de la capitale des Gaules. Monsieur Cap‐Vert se recule enfin dans son fauteuil. Et verse une larme de soulagement. La première correction est bouclée. Les 32 pages du magazine sont constellées de macarons jaunes. Chacun d’entre eux manifeste une modification à faire. Il y en a 175. Et oui, même si les textes sont préalablement relus, corrigés et validés, il y a toujours à amender… Courage, Séverine. Courage.
- 21h41 : On l’a dit, de l’amour à la haine, il n’y a qu’un pas. Cette même graphiste renvoie au patient RCV un nouveau PDF tenant compte de l’ensemble des corrections. Puis quitte la Rédaction – peut‐être prise d’un sombre pressentiment ? d’une angoisse subite ? -, laissant Laurent et son Rédac’ Chef seuls dans l’obscurité (si, on a l’électricité, des lampes, des ampoules qui fonctionnent, mais ne faites pas l’imbécile, c’est pour l’image, pour l’histoire, pour l’Histoire – on n’en fait jamais trop). Les survivors. Les résistants jusqu’au bout du bout. Rémi ouvre, la main tremblante, le précieux document… double‐clique… Et jure. Jure, jure, jure. Et jure encore. Car une relecture rapide révèle ce que votre serviteur craignait profondément : sur les 175 annotations, une quarantaine a été oubliée. L’instant d’avant joliment rosées par la satisfaction du travail accompli et d’un labeur fatiguant mais intellectuellement gratifiant, ses joues se couvrent d’une couleur pourprée tirant fortement sur le violet comme elles raconteraient la colère d’un ivrogne aux 21 grammes bien tapés, perdu dans la taïga sibérienne. Et il ne cesse de jurer. Non, tout n’est pas à refaire. Mais travailler pour rien… Laurent, bon manager, tente de le calmer. Attentionné, il propose un café, une tisane, que sais‐je, une prime ? Il joue son va‐tout car, dans un coin de sa tête, il sait qu’une dernière matinée de bouclage l’attend le lendemain. La paix d’une équipe n’a pas de prix. Alors, malgré l’épuisement qui le guette, il cajole votre petit Cap‐Vert de mots doux et non‐dénués d’une certaine tendresse : « Oui, Rémi, reviens avec moi, non, ne t’énerve pas, tu es grand, Rémi, tu es fort, tu es le meilleur, Rémi, tu es indispensable et sans toi je ne suis rien, oui, oui… » Ah, le filou ! Il connaît l’animal depuis cinq ans qu’ils oeuvrent de pair ! La flatterie, indestructible remède. Et vieux comme le monde. De possédé par quelque engence satanique, le regard de RCV s’offre à ces caresses verbales. La sérénité revient. Oui, tu as raison, Laurent. Ce n’est pas grave. Nous verrons ça demain. Oui. Merci.
- 23h26 : La porte de la Rédaction claque, se refermant sur ce mardi 4 février. RCV rentre à pied, des balles jaunes et des signes plein la tronche, n’attendant que de rejoindre son épouse si conciliante (mais passablement énervée par ces horaires indus). Laurent, lui, s’en va de son côté. Sa douce l’attend, mais il ne peut s’empêcher de penser, en verrouillant les locaux : « Quel métier de fou… »
Publié le mercredi 5 février 2014 à 17:55