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Ivanisevic‐Rafter : Goran, raconte‐nous une histoire…

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Dernier texte primé pour le concours « Grand Chelem, mon amour », celui de Bretzel. Le voici, dans toute sa longueur et son origi­na­lité, qui lui ont permis remporter le prix du « scénario original ». Bravo ! 

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Le livre « Grand Chelem, mon amour » est dispo­nible. Retrouvez les 40 matches de légendes de la décennie 2001–2011. Un livre de la rédac­tion de GrandChelem/Welovetennis.

Goran Ivanisevic bat Patrick Rafter, 6–3 3–6 6–3 2–6 9–7 – finale de Wimbledon 2001

Décembre 2051. Le « World Tennis Finals » de Rio vient de s’achever avec un titre sans surprise du Chinois Wang face à son compa­triote Ping. Pour la seizième année consé­cu­tive, un repré­sen­tant de l’Empire du Milieu s’adjuge le trophée des Maîtres et assure, par la même occa­sion, un top 5 100% chinois. Comme de coutume, pour tous les tour­nois majeurs de l’année, je regarde ce match avec mes petits‐enfants, Jean, Martin et Caroline. Ainsi que mon fils… Roger. Et, comme de coutume, une fois la rencontre terminée, c’est vers moi que se tournent leurs regards passionnés de tennis… 

Martin : « Papy, raconte‐nous une histoire. Un grand match de ton époque. » 

Caroline : « Oh oui Papy, raconte‐nous un match de Federer ! »

Roger : « Ah non ! Pas Federer ! Ras‐le‐bol des Federer, Nadal, Sampras, Edberg. Il n’y avait pas d’autres joueurs à cette époque‐là ? » 

« Bon, d’accord. Je vais vous conter l’histoire d’un joueur anodin, un de ceux que l’Histoire oublie rapi­de­ment, mais qui a marqué de son empreinte l’Histoire des Grands Chelems. Il y a remporté une des plus belles et plus surpre­nantes victoires de son temps, impré­gnant les esprits et les cœurs par l’émotion qu’il a fait vivre à des millions de gens. Et tout cela, en finale du plus pres­ti­gieux des tour­nois : Wimbledon. »

Jean : « Un ATP 250 ? Sur terre battue ? Mais je croyais que tu n’aimais pas trop ces matches sur terre dans les petits tournois ! »

Je ne pus m’empêcher de sourire. 

« Non, Jean. Wimbledon n’a pas toujours été un ATP 250 et ça fait une quin­zaine d’années seule­ment qu’il se déroule sur terre battue. Il fut un temps, dans les années 2000, où il était consi­déré comme le plus impor­tant Grand Chelem des quatre et se jouait sur gazon, une surface qui n’existe plus. 

« Nous sommes en 2001. La finale de ce tournoi majeur oppose deux joueurs de talent, aux parcours opposés. L’Australien Patrick Rafter est un ancien numéro un mondial et pratique l’un des meilleurs jeux de service‐volée du circuit. Double vain­queur de l’US Open en 1997 et 1998, il est fina­liste en titre du tournoi, défait par Pete Sampras l’année précédente. 

Ce dernier est aussi la bête noire de son adver­saire. Car face à Pat Rafter se dresse le géant croate d’1m93, Goran Ivanisevic. Triple fina­liste malheu­reux à Wimbledon, en 1992, 1994 et 1998, il s’est incliné deux fois face au même Pete Sampras, Maître incon­testé du tennis sur gazon. 

L’élimination de l’Américain par un jeune inconnu nommé… Roger Federer est donc une béné­dic­tion pour tous les oppressés de Pistol Pete, qui y voient une chance unique de s’imposer. Pour Goran, cette chance est plus qu’incroyable. « C’est mon destin. Dieu veut que je gagne », dira‐t‐il au terme de sa demi‐finale face à Tim Henman, enfant chéri des lieux, après que le match ait été inter­rompu deux jours de suite par la pluie, alors que Goran se trou­vait en difficultés. 

C’est que ce « Dieu » dont il parle a été géné­reux avec lui. Classé 125ème mondial avant le début tournoi, il a béné­ficié d’une wild­card pour inté­grer direc­te­ment le tableau final. Une sorte de cadeau de remer­cie­ment pour un joueur qui semble en fin de carrière, miné depuis deux ans par des problèmes à son épaule. 

Durant le tournoi, Goran élimine tour à tour des joueurs de valeur : Carlos Moya, au deuxième tour, Andy Roddick, au troi­sième, Greg Rusedski et son service de plomb en huitièmes, le numéro trois mondial Marat Safin en quarts et, donc, l’Anglais Tim Henman en demi‐finale. 

Cette finale présente aussi la parti­cu­la­rité de se jouer un lundi, pour la seconde fois dans l’histoire du tournoi. Et elle a tout pour offrir un match inou­bliable. La classe de l’Australien face à la dernière chance du roi des aces. 

Le Croate remporte le premier set 6–3 après une bonne entrée en matière. Mais Rafter, soutenu par des milliers de suppor­ters très bruyants, se met au diapason et se révolte dans le deuxième. Un jeu offensif, des volées superbes et des passings perfo­rants, notam­ment celui qui lui offre le break, permettent lui de recoller au score et de croire en ses chances. 6–3.

C’est ensuite au tour de l’enfant de Split de forcer son destin, celui voulu par « Dieu ». Goran maitrise le mieux ses nerfs, son calme et sa concen­tra­tion lui permettent d’éviter tout écart. A 3–2 en sa faveur, il chipe le service de son adver­saire, avant de prendre la tête au score, 6–3, et s’approcher à pas de géant de son rêve d’enfant, celui de pouvoir « servir une Championship Point sur le Central Court de Wimbledon ». 

Mais Goran ne serait pas Ivanisevic sans ses gestes d’humeur et cette finale va lui donner l’occasion d’explorer toutes les palettes des émotions humaines. Servant dans le quatrième set, à 2–3, il s’octroie une balle pour égaliser. Double Faute. Balle de break pour Rafter. Goran sauve. Deuxième balle de break. Goran est au comble de la nervo­sité, son bras tremble. Mais c’est son pied qui le trahit. Sur le premier service, le juge de ligne annonce une faute de pied. Le Croate s’énerve, se décon­centre. Second service. Out. Oui, mais Goran, lui, la voyait bonne, cette balle. Mais l’arbitre valide le break et Rafter recolle au score, peu après. 6–3 3–6 6–3 2–6.

Le grand Ivanisevic semble au bord d’une quatrième défaite en finale de Wimbledon. Enervé, décon­centré… Il laisse parler son côté obscur et ce dernier veut lui gâcher la fête. Mais Goran est ainsi fait et à l’obscurité succède la lumière en moins de temps qu’il n’en faut à la Terre pour tourner sur elle‐même. 

Remis dans le match, il enchaîne tant services destruc­teurs que points au filet sublimes. La rencontre s’éternise et les bras des joueurs se téta­nisent peu à peu au gré des varia­tions du score. L’ambiance habi­tuel­le­ment feutrée du All England Club ressemble de plus en plus à une rencontre de foot­ball dans le temple d’Anfield Road. 

7–7 dans le dernier set !

C’est le moment que choisit Goran Ivanisevic pour réaliser un jeu parfait : retours super­so­niques et passings shots de classe qui le remettent dans la posi­tion de ses rêves. Servir pour le match, en finale de Wimbledon. 

Ce sera le dernier jeu du match. Un dernier jeu abso­lu­ment extraordinaire. 

Il ne me vien­drait même pas à l’idée de le décrire comme « digne des plus grands scéna­rios ciné­ma­to­gra­phiques », car nulle fiction ne peut égaler une telle œuvre, dans l’alternance aussi soudaine des senti­ments et émotions. 

Que l’on soit dans un camp ou dans l’autre, on y croit, on a peur, on se téta­nise, on en rit, on en pleure, on prie, on s’accroche.

Le plus beau : ces émotions sont le fruit des acteurs. 

Après trois heures de jeu, ce n’est plus Goran Ivanisevic, le tren­te­naire, le géant d’1m93 et aux 12 années de circuit profes­sionnel, qui se présente sur la ligne de service, mais le petit Goran, enfant, mimant face à un copain, l’imaginaire dernier jeu d’une finale de Wimbledon, qu’il vivra dit‐il, un jour, dans sa vie. Ou dans ses rêves. A ce moment précis, rêves et réalité se rencontrent. 

Première balle dans le filet. La seconde est retournée diffi­ci­le­ment par Rafter d’un revers qui sort, mais Goran reprend de volée et met la balle… dehors. 0–15.

Le second point semble parfait. Service gagnant. 15‑A.

Mais Ivanisevic est tendu comme jamais. Et son bras le trahit. Une double faute gros­sière vient ajouter du piment à ce final et des cheveux blancs sur la tête de son père, presque rata­tiné dans les tribunes, oppressé par la tension. 

Le point suivant présente un scénario épous­tou­flant. Un premier service faute, un second « let »… un ace sur la troi­sième tenta­tive. 30‑A.

Et un autre dans la foulée, pour s’offrir une balle de match. 40–30.

Goran rede­mande la même balle pour servir, prie le seigneur, moitié en larmes‐moitié souriant. 

Et… double‐faute !

Puis, de nouveau, il se procure une balle de matche. Gâchée par sa troi­sième double‐faute du jeu. 

En face, Patrick Rafter fait montre d’un calme éton­nant qui tend au déta­che­ment. Il ne semble pas profiter de la fébri­lité adverse pour essayer d’égaliser. Pire, il envoie un revers à quelques milli­mètres de la ligne, mais du mauvais côté, offrant à Goran sa troi­sième balle de match.

Un prêté non pas rendu, mais repris, par l’Australien, d’un magis­tral lob qui plonge son adver­saire dans une grande angoisse. 

Parce qu’enfant, Goran rêvait qu’il gagne­rait ce dernier jeu sans trop souf­frir, s’offrant le titre sur un ace. Et voilà que la réalité lui joue des misères. La réalité ou son bras.
Mais le destin qui veut le consa­crer lui donne une quatrième oppor­tu­nité, à la faveur d’un retour de revers dans le filet.

Et cette balle‐là, ni le petit, ni le grand Goran, ne vont la rater. Service gagnant, retour raté, peu importe le terme. 

L’as des aces, pour­tant auteur de 15 doubles fautes au cours de cette finale, a joué avec son cœur, avec ses rêves, avec ses tripes. Il est perdu, là, au milieu du gazon londo­nien, heureux, mais en larmes, fatigué mais en transe, offrant à son adver­saire une acco­lade chaleu­reuse emplie de sourires. 

Il dira après le match qu’il « ne sait pas encore s’il rêve ou si c’est la réalité. Qu’il a peur de devoir se réveiller et qu’on lui dise qu’il va jouer la vraie finale dans quelques heures… »

Voilà, les enfants, ce que je retiens de cette finale. Celle où j’ai ressenti le plus d’émotions. Celle aussi où j’étais le plus heureux pour le vain­queur. Heureux qu’il ait pu réaliser son rêve. Heureux qu’il ait partagé toutes ces émotions avec nous, de la peur à la colère, du calme à la libé­ra­tion, des rires et des larmes. 

On ne le savait pas encore, mais cette finale est la dernière du tennis roman­tique, du tennis « à l’ancienne », sur un court de légende, et je suis heureux qu’elle ait consacré Goran Ivanisevic. 

Une page se tour­nait ce jour‐là. Sur la plus belle des conclusions. »