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Benjamin Rassat : « Pour filmer le tennis il faut se saisir de ses code »

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Réalisateur de plusieurs docu­men­taires spor­tifs dont le remar­quable « McEnroe‐Lendl. Le Crépuscule des Dieux », Benjamin Rassat analyse pour GrandChelem l’idée du tennis sur grand écran. Une mise au point d’ac­tua­lité avec la sortie prochaine du film Borg‐McEnroe.

Parmi les films connus qui traitent du tennis ; lesquels vous ont marqué ?

Il y a un petit souci du film de tennis. Le foot­ball a plein d’œuvres qui s’emparent des qualités ciné­ma­to­gra­phiques de ce sport : Coup de tête pour l’as­pect poli­tique du foot, à nous la victoire pour revi­siter un épisode de la guerre, Shaolin Soccer en parodie de karaté et de dessin animé. Le tennis n’a aucune de ces réfé­rences. C’est dire qu’on part de loin. Bien sûr on peut être amusé par la gestuelle de Jacques Tati sur Jour de fête, son service embrayage de 2 CV ou son travail sur le son de la balle mais ça n’est que l’embryon d’un vrai regard sur le tennis qui méri­te­rait 90 minutes d’at­ten­tion. Et ces 90 minutes par un réali­sa­teur qui compren­drait la spéci­fi­cité de ce jeu, je ne les ai jamais vues.

Vous êtes un spécia­liste du film sportif, quel est la diffi­culté de filmer le sport, et plus parti­cu­liè­re­ment le tennis ?

Pour expli­quer cette diffi­culté, je vais prendre un exemple simple qui concerne un cinéaste très impor­tant et supposé aimer le sport. Quand Woody Allen réalise Match Point, c’est pour se servir du milieu du tennis comme contexte social bour­geois dans lequel un mari­vau­dage va révéler un point de rupture sous forme d’une balle de match. C’est une très bonne idée mais ça demande une atten­tion toute parti­cu­lière sur les scènes de tennis, et le problème c’est qu’elles sont invrai­sem­blables, de la première à la dernière avec le fameux let. L’acteur prin­cipal supposé avoir été proche de devenir profes­sionnel a un coup droit de 30–2. Il joue avec une Wilson Hammer, ce gros marteau pour retraités cali­for­niens. Il fait tomber sa balle par terre quand il l’en­voie à un élève, alors qu’un vrai profes­seur lance toujours sa balle de volée. Ca veut dire que Woody Allen n’a pas voulu faire de recherches sérieuses sur ces détails‐là. La diffi­culté de filmer le tennis, ça commence donc par passer un nombre d’heures suffi­sant dans un stade ou dans un club pour en saisir tous ses codes. Dans ce registre, il faut accorder un bon point à Terre Battue qui est un des rares films à donner une crédi­bi­lité aux scènes de tennis.

Est‐ce que le problème des films trai­tant du sport, et donc du tennis, n’est pas lié à une réalité, celle que le sport se vit en direct et diffi­ci­le­ment sous la forme de fiction ?

C’est là la grande excuse qu’on entend d’ailleurs très souvent chez les produc­teurs et diffu­seurs pour expli­quer que le film de sport ne marche pas, qu’il n’y a pas de marché pour ça. Le public aime le direct, il est censé connaître l’issue du match sur lequel vous revenez 10 ans plus tard et ce serait soi‐disant impos­sible de recréer du suspense. Comme si ça posait un problème de faire JFK ou Titanic alors que tout le monde sait comment ça se finit. La vérité c’est que le sport est un terrain de jeu et d’in­trigue extra­or­di­naire même en différé, ne serait‐ce que parce que le sport ça se passe souvent dans la tête. Les possi­bi­lités de révéler avec le temps ce qui s’est joué dans le crâne des cham­pions me paraît être une matière abso­lu­ment fasci­nante pour le public. Tout ce qui explique juste­ment une défaite ou une victoire avec des infor­ma­tions inédites, c’est la possi­bi­lité de remonter l’évè­ne­ment autre­ment, de lui créer une nouvelle réalité et donc une nouvelle fiction.

Quelque part, si on est sur cette ligne, on peut consi­dérer par exemple que The French de William Klein est plus un film qu’un documentaire ?

Avec The French, on a un cas inté­res­sant parce que William Klein qui vient d’une géné­ra­tion où le docu­men­taire se conçoit comme une oeuvre ciné­ma­to­gra­phique tente de trouver dans le tennis une drama­turgie du niveau de celle de Ali The Greatest avec le milieu de la boxe. Et le souci c’est qu’il ne peut pas la tisser à l’in­té­rieur d’un tournoi de tennis, même un grand chelem, même en suivant Borg, le meilleur joueur du monde, à peu près certain de gagner Roland, car il y a trop de choses qui se passe sur un tournoi, trop de joueurs, trop de matchs impor­tants, trop d’ins­tants déci­sifs, des instants qu’il va vous falloir comprendre en direct parce que dans trois matchs, le petit jeune qui s’est révélé devant votre caméra, c’est peut‐être lui qui va gagner le tournoi et créer le point d’in­can­des­cence de la quin­zaine. Bref, c’est mission impos­sible et c’est une des raisons pour laquelle The French n’a pas eu un gros succès à l’époque où il est sorti. Mais 30 ans sont passés et plus qu’un docu­men­taire, je dirais que The French est aujourd’hui un docu­ment, la photo­gra­phie de l’âge d’or du tennis avec une impres­sion de fraî­cheur et d’ac­ces­si­bi­lité merveilleuse des cham­pions. Cette recon­nais­sance tardive est une belle récom­pense pour son auteur car ça reste un des meilleurs filmeurs du monde et un vrai amou­reux du sport.

Est‐ce que le tennis est plus dur à traiter que d’autres disci­plines, car l’on peut dire qu’il y a eu des grands films dans le sport, on pense au base­ball, et récem­ment le cheval avec Jappeloup ?

Non, le tennis n’est pas plus dur à traiter que le base­ball ou le cheval. Ce qui est dur c’est de trouver des histoires où le tennis est intel­li­gem­ment utilisé pour l’éven­tail de ce qu’il peut apporter en termes de théâ­tra­lité. Ca peut être la soli­dité d’une amitié comme elle s’in­carne dans Un éléphant, ça trompe énor­mé­ment qui en montrant de vraies parties de double entre bons copains va permettre de construire par petites touches la violence de la scène de la fâcherie entre Victor Lanoux et Claude Brasseur. Là l’uti­li­sa­tion du court de tennis comme ring de boxe fait vrai­ment sens.

Si vous pouviez réaliser demain une fiction sur le tennis, quel en serait le thème ?

D’abord en tant que Français, je commen­ce­rais par cher­cher ce que notre propre histoire recèle de person­na­lités du tennis « bigger than life ». Et je ne vois pas quelle figure du tennis fran­çais dépasse la personne de Suzanne Lenglen. Wimbledon a fait agrandir son stade pour elle, ça situe l’aura de la divine. Mais son palmarès ne suffi­rait pas à construire un film, il faudrait une intrigue, un point de départ et il me semble qu’on le tient avec le fameux set d’en­traî­ne­ment qu’elle joue un jour avec Bill Tilden, numéro 1 mondial comme elle. Tant qu’ils ne jouent que des balles, les deux se la renvoient genti­ment dans la raquette, mais quand l’idée vient de faire un set, Tilden change tota­le­ment d’at­ti­tude et met 6–0 à Lenglen sans aucun égard, sans aucune compré­hen­sion de la situa­tion. Elle sort du court folle de rage, en se jurant de faire bouffer sa raquette à ce mufle, et comme elle ne peut pas le faire elle‐même, Lenglen va aider à construire cette équipe de Coupe Davis, cette nouvelle géné­ra­tion promet­teuse Cochet‐Borotra‐Lacoste, ces jeunes espoirs auquel elle va adjoindre son parte­naire de double, Toto Brugnon. Et à force de tenta­tives, après de nombreux échecs où Lenglen ne va jamais cesser de les encou­rager, ces petits gars vont arriver à détruire Tilden et ramener la Coupe en France. C’est une histoire extra­or­di­naire parce que c’est à la fois la nais­sance de Roland‐Garros et de tout ce que cet évène­ment repré­sente pour les Français aujourd’hui, mais c’est égale­ment un destin brisé car Suzanne Lenglen va mourir à 39 ans d’une leucémie foudroyante. Avec un tel scénario, Hollywood n’hé­si­te­rait pas un seul instant. Le problème c’est que Lenglen est Française.

Borg‐McEnroe sort le 8 novembre, est‐ce que le prochain grand film sur le tennis ne serait pas de rendre hommage au duel légen­daire Federer et Nadal ?

Il y a évidem­ment un film à faire sur l’af­faire Nadal‐Federer et même plusieurs films. Peut‐être que certains n’at­tendent qu’une seule chose, c’est que les deux en aient défi­ni­ti­ve­ment fini de leur carrière pour rembo­biner toute l’his­toire depuis le début et raconter leur riva­lité. Mais le temps et la valeur senti­men­tale des souve­nirs ne s’achètent pas. Dans combien d’an­nées il faudra raconter l’his­toire de Nadal et Federer ? Et parler de quoi dans leur riva­lité ? Extraire quels matchs du lot inquan­ti­fiable de moments d’an­tho­logie entre les deux ? Et puis qu’est‐ce qu’il va se passer quand les deux vont atta­quer leur deuxième vie ? Qu’est‐ce que ça va révéler chez eux que l’on n’avait pas vu sur le court ? Le match Borg‐McEnroe de 1980 est rentré dans la légende dès la fin du match et pour­tant il a fallu 37 ans pour qu’un réali­sa­teur se dise qu’il y avait là une matière fiction­nelle propre à inté­resser un public, alors Nadal‐Federer, oui, ça fera forcé­ment un film un jour mais qui veut dégainer le premier et pour dire quoi ?

Dans votre docu­men­taire McEnroe‐Lendl. Le Crépuscule des Dieux, comment avez vous choisi les images du tennis ?

Pour répondre à ça, je vais rappeler que Le Crépuscule des Dieux a été vu en format 52 minutes à la télé, mais que sa version origi­nale a été conçue pour le cinéma et dure 8 heures. C’est une version que je garde secrète parce que pour l’ins­tant je ne peux pas la financer, mais elle gage dès le départ de ma volonté de faire un long métrage qui redon­ne­rait à mes souve­nirs du match McEnroe‐Lendl 1988 les accents wagné­riens restés intacts en moi pendant toutes ces années à l’évo­ca­tion de cette soirée magique. Donc plus que des images, ce sont des sons que j’ai essayé de retrouver, le souvenir auditif d’un jour très parti­cu­lier à Roland Garros, un jour pluvieux avec un ciel « camaïeu gris cendré » et des aficio­nados qui se tassent sur le central ou sur les courts annexes à la recherche du match où se passe la petite sensa­tion du soir. Il y a un son spéci­fique de ce moment‐là à Roland, il y a une lumière parti­cu­lière. Quand McEnroe vire à un set zéro alors qu’il n’a théo­ri­que­ment aucune chance contre Lendl sur un court aussi humide, le public se met soudai­ne­ment à chuchoter, l’in­for­ma­tion parcourt les allées, les bouches font « « Ohhhh ». C’est cet émer­veille­ment des passionnés que j’ai voulu recons­ti­tuer préci­sé­ment. Dans la version de 8 heures, le film débute par le récit d’un fan fran­çais de McEnroe qui raconte sa première expé­rience sonore de l’Amérique à travers l’ap­pa­ri­tion de John lors de la finale de l’Us Open 1980. Il a les yeux fermés et il essaye de décrire le son de sa made­leine de Proust. Voilà McEnroe‐Lendl, pour moi c’est d’abord du son.

Si vous deviez demain filmer la finale de Roland‐Garros que feriez vous d’innovant ?

Pour son portrait de Zinedine Zidane, Philippe Pareno avait choisi d’uti­liser 17 caméras pour filmer Zizou. Je ne crois pas du tout à cette suren­chère des angles pour filmer le sport et tenter de le rendre plus spec­ta­cu­laire. Par contre placer 17 micros à des endroits clefs lors d’une finale de Roland Garros, ça me semble autre­ment plus inté­res­sant. Un capteur son dans le col de chemise de chaque joueur, un capteur dans la chaus­sure, un capteur dans la raquette, un capteur sur l’ar­bitre, un capteur sur les deux coachs, un capteur sur les deux entou­rages fami­liaux, un capteur sur le filet, un capteur dans la zone des photo­graphes et des capteurs en tribune pour les réac­tions chucho­tées des spec­ta­teurs, et là je vous promets que vous avez la vérité du tennis dans sa plus pure expres­sion, de la violence des efforts des joueurs pendant les points à la confu­sion sonore qui entoure le cham­pion entre chaque point, jusqu’à la réalité de ce qui s’échange dans les deux camps. La vous avez le son du tennis, là vous avez sa crudité, là vous pouvez commencer à faire du cinéma. Pour para­phraser Henri Cochet : « Le tennis est un sport qui se joue à l’oreille ». Le cinéma aussi.

Benjamin Rassat, bio express

Né en 1971, Benjamin Rassat a d’abord été un joueur de tennis dès son enfance avant d’être un passionné de la petite balle jaune. Il a été rédac­teur en chef à sa créa­tion de Sport24.com dans les années 2000 puis rédac­teur en chef de GrandChelem du n°1 au numéro 16. Parallèlement à ces missions, il a réalisé plusieurs docu­men­taires dont le premier d’entre eux : McEnroe‐Lendl. Le Crépuscule des Dieux (2005), mais aussi La Légende Alain Mimoun (2010), Arnaud Assoumani, l’Homme au bras d’or (2011), et derniè­re­ment, Saint‐Etienne. L’Epopée 1976 diffusé sur Canal Plus. Si le sport est son terrain de prédi­lec­tion, il a aussi traité d’autres sujets comme la musique avec Oba, Oba, Oba, et la folle épopée de l’in­ternet avec le docu­men­taire en deux épisodes inti­tulés : Quand l’in­ternet fait des bulles (2007).

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