Last but not least, l’interview avec Gilles Simon qui clôt le triptyque sur Rafael Nadal est un témoignage de première main par un des joueurs les plus subtils du circuit. C’est toujours Krystel Roche qui mène l’entrevue à Marseille.
Est‐ce que les valeurs dans lesquelles Nadal a été élevées sont importantes ?
Oui. Je pense que ça joue beaucoup, parce que c’est un joueur qui est très, très respectueux de tous ses adversaires. Et même si, quand il est arrivé sur le circuit, il avait des attitudes que même moi je n’aimais pas spécialement (quand il s’encourageait vraiment à chaque point), il a vraiment changé, il est beaucoup plus tempéré. Franchement, au niveau de l’attitude, c’est, de loin, le n°1.
S’entraîne-t-il plus que les autres ? A‑t‐il le même comportement à l’entraînement et en match ?
Non. Absolument pas. Pour m’être entraîné avec lui plusieurs fois, je peux dire qu’à l’entraînement, il tente énormément de choses qu’il ne sait pas faire, il n’est pas du tout régulier. Ce n’est pas qu’il prend plus que risques que d’habitude… Il ne prend QUE des risques ! (sourire) Il frappe très fort, cherche le point gagnant en deux frappes, pour faire évoluer son jeu. Moi, la première fois que je me suis entraîné avec lui, je me suis dit « Plus JAMAIS je rejoue avec lui ! » (Et je ne suis pas le seul) Pour te dire… Et pourtant je l’adore. Parce qu’il était là pour travailler son truc, et tentait le point gagnant au bout de deux frappes… Je le voyais faire un match le lendemain : il ne faisait aucune faute, jouait du fond, défendait, alors que la veille, à l’entraînement, il faisait service‐volée, retour‐volée etc… Donc c’est pour ça que je dis non, il n’est pas du tout pareil à l’entraînement et en match ! (sourire)
Tu pourrais, comme lui, t’entraîner avec l’un des membres de ta famille ?
Aujourd’hui : non, parce que je n’ai personne de ma famille qui soit en mesure de m’aider sur le terrain. Après, chacun a son histoire. De ce que je vois de l’extérieur, il me paraît évident que Toni a eu un rôle très important.
Quelle est l’importance de sa rivalité avec Federer dans sa progression ?
Je pense que Nadal a énormément progressé parce qu’il y avait Federer en face. Federer lui a fait prendre conscience de ses limites sur certaines surfaces au début, et Rafa il a continué à travailler. C’est un gagneur‐né, donc forcément : tant qu’il restera un joueur plus fort que lui, il fera toujours tout pour le rattraper. Personnellement, je pense que son facteur de réussite n°1- et il en joue encore un peu aujourd’hui- c’est que ça a été quelqu’un qui a toujours été très sous‐estimé par rapport au niveau qu’il a eu. J’ai trouvé ça affreux, la façon dont il a été sous‐estimé tout le temps, à être d’abord catalogué comme un bourrin de terre battue qui ne sait que courir… Et je trouve que lui, sa force, c’est qu’il ne s’est pas énervé après ça. Il en a joué. Aujourd’hui encore, en étant n° 1 mondial, il laisse prétendre que c’est Federer qui est devant, alors que ça paraît aberrant qu’il puisse penser que Federer est plus fort que lui après l’avoir battu je ne sais pas combien de fois, et maintenant sur toutes les surfaces ! Et pour autant, le fait qu’il soit sous‐estimé par rapport justement à Federer fait que les gens continuent de trouver ça normal… Que oui, Federer est toujours n°1, et que lui ne se rend pas en favori dessus… Rafa est tellement sous‐estimé… (soupir) Ça me paraît aberrant de penser qu’un joueur qui a six Grands Chelems, sur trois surfaces différentes, à 22 ans, ne sache faire QUE cogner comme un bourrin et courir. C’est‐à‐dire que… S’il était tant que ça en‐dessous de Federer et son génie artistique, comme on en entend parler – j’adore Federer, et vraiment c’est un génie artistique ! – mais ce que je veux dire, c’est qu’aujourd’hui, je ne pense pas que Federer soit plus fort que Nadal. Je regarde les matches, et je vois que Nadal gagne 10 fois, 15 fois contre Federer. Je ne peux tout simplement pas penser que Federer est plus fort que Nadal. Il l’a été, il ne l’est plus. Et Nadal s’est servi de ça pour continuer de progresser. Quand on ne l’attendait pas sur gazon, il a fait sa première finale à Wim’, « Et ouais, c’est de la chance, il a eu un bon tableau machin etc… ». Deuxième saison, encore une finale à Wim’ : « Ouais, mais bon, contre Federer il n’y arrive pas… ». Sauf que déjà, à cette époque‐là, il perd en cinq sets. Et, finalement, il gagne en 2008. Lui que l’on a catalogué comme le joueur qui ne pourrait gagner que sur terre battue. Federer, dès le début, a eu du mal sur gazon. Ce que je trouve incroyable, c’est qu’aujourd’hui encore certains puissent penser que Rafa, ce n’est qu’une brute qui cogne et qui court… Alors que c’est tellement plus que ça. Pour moi, les deux sont complètement à égalité. Federer a un meilleur palmarès, mais ils n’ont pas le même âge non plus ! La force de Nadal : rester plus de deux ou trois ans… n°2 ! Avec plus de 5000 points au classement ! Alors que certains ont été n°1 avec moins de points que ça dans l’histoire du tennis ! Et d’y rester, ne jamais lâcher, ne jamais abandonner… Sans compter la frustration que tu dois avoir d’être n°2 juste parce que tu as un extraterrestre comme Federer qui joue au même moment que toi !… On voit que, les autres joueurs, ça les décourage. Djoko, qui est arrivé très près : on a l’impression qu’il a reculé un petit peu. Au début, il s’est dit « Je vais les bouffer, les deux ». Et puis finalement, face à la densité que cela demandait, d’être en finale, de gagner tout le temps, on a senti, surtout dans son attitude (même si, au niveau du classement, il reste 3, et très proche) qu’il reculait un peu… Nadal, la force mentale ! De rester n°2 mondial pendant trois ans, de battre Federer des tonnes de fois, d’entendre dire que Federer est 100 fois meilleur que ce qu’il ne sera jamais…. Je pense que ça a dû être dur, et lui, finalement, s’en est servi pour faire son trou, tranquille, commencer à progresser sur toutes les surfaces. Et finalement, être n°1. Et n° 1 incontestable aujourd’hui. Il pourra dire ce qu’il veut, que Federer est plus fort, etc : aujourd’hui, il est n°1 incontestable, avec une avance incroyable. Je dis tout ça vraiment sans dénigrer Roger, parce qu’encore une fois, c’est un joueur que je respecte énormément, et que je remercie parce que je ne sais pas combien de personnes et de joueurs de tennis vivent grâce à lui. Mais c’est juste pour insister sur le fait que je trouve aberrant certains commentaires que je peux entendre sur Nadal, alors que, pour moi, il est au titre des grands champions, comme Federer, et point.
Pour toi, le fait d’avoir été sous‐estimé a‑t‐il été un moteur ? Cela t’a‑t-il boosté ?
Non, pas un moteur. Mais cela aide énormément. Dans le sens où, déjà, il y a toute une gamme de joueurs qui t’affrontent, qui pensent qu’ils n’ont rien à craindre… Et tu les bats. Donc déjà, tu les bats tous une fois ou deux avant qu’ils commencent à se dire « Ah ben tiens, la dernière fois j’ai perdu, donc cette fois je vais faire attention ». Après, je m’en fous. Je ne joue pas pour défier tout le monde, pour dire « Vous voyez, je suis plus fort que vous ». Le fait d’avoir peut‐être été sous‐estimé, qu’il n’y ait pas grand monde qui ait cru en moi, ça fait que j’ai été tranquille, je pouvais progresser tranquillement dans mon coin. Je n’avais pas de pression par rapport à ça. Bon, maintenant, j’en ai un peu plus. Mais je pense que ça m’a aidé à jouer peinard. Alors il y a forcément des moments où c’est frustrant, quand tu es 40 places devant un mec et que tout le monde pense qu’il est plus fort que toi. Mais bon, ce n’est pas très, très grave… (sourire)
Pour revenir sur Nadal, est‐ce si important qu’il soit gaucher ?
Enormément. Parce que son arme, c’est son coup droit croisé qui gicle énormément. Déjà, contre tous les joueurs qui ont un revers à une main, il a un énorme avantage dans cette gamme‐là, gagne un nombre de point incalculable là‐dessus. Et, forcément, le fait d’être gaucher l’aide beaucoup. Notamment au service : son service n’est pas d’incroyable, mais il est très gênant, car il prend un angle incroyable. Il aurait le même service en droitier, ça ferait beaucoup, beaucoup moins mal, on retournerait systématiquement. Mais le fait qu’il soit gaucher, c’est difficile. Un petit slice côté avantage quand tu retournes et qu’il décale en coup droit : il a tout le terrain, et bon… Ce ne serait pas pareil dans l’autre sens.
Que te dis‐tu en sortant du court juste après l’avoir affronté ?
Je me dis que c’est un plaisir de jouer contre lui à chaque fois. Parce qu’au niveau de l’attitude il est irréprochable. Parce qu’il respecte quoi qu’il arrive son adversaire. Parce que malgré tout les tournois qu’il gagne, et le fait qu’il soit n°1, il ne se prend pas pour un autre. Donc, vraiment, c’est toujours un plaisir de jouer contre lui.
Rafa, quand y’en a plus, y’en a encore ?
Physiquement, parfois, on voit qu’il est fatigué. Ça a été le cas par exemple à l’Australian Open. Mais ce qui est incroyable, c’est son attention. Sa capacité à fixer son attention, même quand c’est dur. On le voit : il bouge un peu moins bien, court un peu moins vite, mais au niveau de l’attitude : il ne bouge pas. Il reste concentré sur chaque point. Même si ça dure cinq heures, pendant cinq heures, il est concentré sur tous les points. Et ça, c’est une chose quasiment impossible à faire. C’est le seul que je vois faire ça.
Que pourrait‐il envier dans ton jeu ?
Pas grand‐chose, à mon avis ! (rires). S’il n’y a qu’un truc qu’il doit pouvoir m’envier, c’est peut‐être mon revers. Mais bon, il a tellement amélioré le sien, qu’aujourd’hui je ne suis pas sûr qu’il soit moins bon que moi en revers. Après, il n’a rien à m’envier au niveau de l’endurance, du coup droit non plus, du service non plus, de la volée non plus, du mental non plus. C’est pour ça qu’il est n°1 d’ailleurs… (sourire)
Propos recueillis par Krystel Roche
Publié le jeudi 9 avril 2009 à 01:44