Troisième entretien de notre dossier sur l’oeil : double champion olympique de fleuret à Sydney et Athènes, Brice Guyart explore, pour GrandChelem et Welovetennis, l’utilisation de l’œil dans un sport de duel, où l’attention et la prise d’information sont synonymes de performance. Plus étonnant, il dégage une théorie : celle du troisième œil, que posséderaient les champions de très haut niveau.
Malaval : « Santoro voyait plus tôt »
Lachaux et « l’essence du tennis… »
« Roger, mon amour », le livre événement sur Roger Federer, ici !
Tu as des souvenirs d’exercice spécifique pour l’œil ?
Non, pas vraiment. En revanche, lors des leçons avec le maître d’armes, on avait des séquences pendant lesquelles on répétait des gammes, des actions. Je me souviens, notamment, de séquences d’attaques alternées vers le haut et le bas. Ca devait me permettre de m’améliorer, car, en général, je ne voyais pas très bien ce qui se passait en bas. Je m’efforçais alors de bien pencher la tête et plier les genoux.
Le fameux grillage de votre masque ne nuit pas à la vision ?
C’est une question qu’on nous pose fréquemment. En fait, c’est tout l’inverse. L’œil a cette capacité de gommer ce grillage. On ne le voit plus, on est concentrés sur l’objectif, l’adversaire. De plus, avec le casque, on est isolés du monde extérieur. Dans notre bulle. Cette sensation, c’est un vrai bonheur pour l’escrimeur et, surtout, pour être performant. Mais ça demande une concentration extrême sur un laps de temps assez court. Mentalement, c’est épuisant, car l’on est, en plus, dans un véritable bras de fer. Quelques fois, c’est presque du corps à corps. Imaginez un duel Federer‐Nadal, où les deux joueurs sont presque côte à côte. La distance, au tennis, aide à rester dans son univers, sans sentir, forcément, l’état mental de son adversaire. En escrime, c’est plus pointu et ça peut avoir une influence positive, comme négative.
Comment agit l’œil dans un duel ?
D’abord, on se doit d’avoir ce que j’appelle une vision globale de l’adversaire. Ensuite, ça peut dépendre de la discipline, puisque les zones d’attaque ne sont pas les mêmes. On doit pouvoir prendre une information très vite, évaluer avec précision le mouvement pour anticiper une offensive et adapter la sienne. Car, finalement, à toute parade correspond une riposte. Au tennis, à mon sens, chacun a son temps pour frapper et il y un temps de repos. En escrime, ce n’est pas le cas, d’autant que le temps de réaction est infiniment plus court. L’œil est plus tonique et vif, à mon avis.
On a aussi l’impression que l’on est dans la réaction immédiate, à l’escrime. Il faut agir tellement vite que l’on n’a pas le temps de viser ?
Forcément, non, tout se joue à la seconde. Chez l’escrimeur, le fait de viser est ancré en lui. C’est ce que j’appelle le troisième œil. Ce n’est ni prétentieux, ni futuriste de dire ça. Je l’ai constaté durant toute ma carrière. Chaque action est liée à une cible que l’on a prévisualisée dans sa tête. C’est la même chose pour un joueur de tennis de haut niveau qui, finalement, possède constamment les données géométriques du court, la hauteur du filet, etc. dans son cerveau. Il sait, au moment de l’impact, à quelques centimètres, la zone qu’il va atteindre ou qu’il désire atteindre. En escrime, c’est pareil. Ce troisième œil est lié à notre hyper‐concentration. Mais aussi à notre capacité à répéter des séquences. C’est presque un réflexe conditionné, lié à notre connaissance de ce sport, à la prise d’information, aux profils de nos adversaires. Il ne s’agit pas d’imaginer un autre œil, mais une action dans notre cerveau qui nous permet d’anticiper les choses et d’agir de façon quasi programmée. C’est là que je me rends compte comme le sport de haut niveau développe des capacités incroyables… Et, surtout, que notre cerveau demeure un microprocesseur d’une rare puissance ! (Rires)
Publié le lundi 15 octobre 2012 à 20:19