AccueilInterviewsInterview WLT>Dominguez : "Avoir une attitude neutre dans l’adversité"

Interview WLT>Dominguez : « Avoir une atti­tude neutre dans l’adversité »

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Pour le numéro 20, GrandChelem a choisi de mettre en avant le rôle du Capitaine. C’est dans cette pers­pec­tive que nous sommes allés inter­roger Patrice Dominguez, sélec­tion­neur en 1990, sur ce Serbie‐France à venir.

Yannick nous a parlé du fameux Paraguay‐France de 1985. Pour toi, ça a été un paroxysme ?

Tout à fait. C’est, d’ailleurs, après ce match que les règles ont enfin évolué. Il y avait non seule­ment une atmo­sphère hostile, mais surtout une volonté déli­bérée de tricher et de désta­bi­liser l’adversaire : en influen­çant l’arbitrage, par des voci­fé­ra­tions du public sur les fautes, en provo­quant des doubles fautes, en crachant sur les joueurs… Là, on a eu à faire non à des suppor­ters, mais à de vrais sauvages.

Un autre souvenir d’une rencontre aussi épique ?

Oui, la finale Roumanie‐Etats‐Unis, en 72. Nastase‐Tiriac contre Smith‐Gorman. Il a fallu toute la classe de Stan Smith et son talent de numéro un mondial pour se mettre dans sa bulle et rester dans sa concen­tra­tion. Tiriac allait trop loin dans sa façon de provo­quer le public, d’aller cher­cher des fautes. C’était énorme. Un autre match, que j’ai vécu de l’intérieur, c’est contre la Tchécoslovaquie, à Prague, en 75. Là encore, il y avait plus que des malver­sa­tions de la part de tout le monde. Les juges de ligne nous signa­laient des fautes de pied avant même qu’on frappe la balle au service.

Comment peut‐on expli­quer qu’auparavant, on faisait confiance à des arbitres locaux ? C’est un peu gros, quand même !

Non, parce que dans la plupart des grands pays de tradi­tion tennis­tique, tout ça n’existait pas, il n’y avait pas ce type de compor­te­ments. C’est l’universalisation du tennis qui a enclenché ce phéno­mène – encore une fois c’est une ques­tion d’éducation ! Par exemple, quand on jouait en Italie contre Panatta, avec l’énorme supporter qui s’appelait Serafino et qui chan­tait entre les points, ça allait, c’était contrôlé. Mais quand une foule réclame des fautes qui n’en sont pas, siffle pour provo­quer, harangue les adver­saires, les injurie pour leur faire péter des plombs, leur crache dessus… C’est trop. Or, malheu­reu­se­ment, c’est aussi ce qu’on peut craindre de la part du public serbe.

Comment peut‐on se préparer à de telles situations ?

On doit envi­sager les situa­tions les plus embar­ras­santes. Surtout, on doit régler le problème de l’attitude : de l’attitude des joueurs fran­çais dépendra celle des spec­ta­teurs serbes. Il y en aura 18000, le rapport est loin de nous être favo­rable… Il faudra qu’on soit exem­plaire d’une manière encore plus extra­or­di­naire que d’habitude, il faut avoir un compor­te­ment entraîné, préparé. Se blinder, avoir une atti­tude neutre dans l’adversité. A Prague (NDLR : contre la Tchécoslovaquie, en), je me rappelle que Pierre Darmont, capi­taine à l’époque, nous avait préparé à l’éventualité d’un match compliqué contre Kodes, un joueur qu’on ne respec­tait pas sur le circuit. C’était un type à la limite du truand et il fallait se blinder contre ça. Concrètement, ça veut dire qu’un Monfils, qui a l’habitude de beau­coup jouer avec le public, devra se contrôler et ne pas trop en faire. Il faut abso­lu­ment éviter la provo­ca­tion ou rentrer dans ce jeu. 

Tu penses qu’il y a un vrai risque de débordements ?

Oui, parce qu’il y a un fana­tisme récent qui s’attache aux perfor­mances des Serbes de tous sports. Cette salle de 20 000 places pose un problème diffé­rent d’un petit stade de 5 ou 6000. Vous avez 18 000 Serbes qui vont se chauffer entre eux. Là, le hawk‐eye devient néces­saire, c’est une garantie, notam­ment sur les fautes. Ensuite, il faut un juge‐arbitre armé jusqu’aux dents pour assumer l’importance de l’enjeu, des arbitres extrê­me­ment expé­ri­mentés… Les juges de ligne sont toujours des locaux, mais il faut les faire contrôler par le juge‐arbitre. Après, depuis les inci­dents dont j’ai parlé, il y a une batterie d’éléments et de sanc­tions qui a été mise en places contre l’équipe qui serait tentée d’aller cher­cher le public. Et Djokovic a quand même l’habitude de jouer avec le public. S’il va trop loin, l’arbitre aura les moyens de le sanc­tionner et de sanc­tionner l’équipe entière par le biais du public. C’est ce qui fait qu’aujourd’hui, soyons honnêtes, les risques sont limités. Mais, pour avoir discuté avec Jack Monclar, à propos des équipes de basket, avec Daniel Constantini, à propos du hand­ball… Tous me disent : « Attention, ce n’est pas un public comme les autres. » 

Jo est, lui aussi, très démons­tratif… Est‐ce que ça ne va pas les trans­former le temps d’un week‐end ?

Oui, mais, d’un autre côté, il ne faut pas que ce contrôle sur soi‐même diminue l’agressivité natu­relle du joueur sur le court et dont il a besoin pour exprimer son meilleur tennis. Il y aura un travail mental à faire, c’est sûr, dans ces condi­tions parti­cu­lières. Cela dit, c’est souvent quand on se prémunit contre quelque chose que cette chose, fina­le­ment, n’arrive pas. Moi, j’ai une confiance rela­tive et limitée dans la Fédération Serbe et son Président. Forcément, pour un pays comme la Serbie, un petit pays, un pays neuf, arriver en finale de Coupe Davis et pouvoir battre, à domi­cile, un pays comme la France, c’est le Graal. Donc, forcé­ment, il va y avoir… (Hésitation)
Et faire une sélec­tion sur le mental – prendre les joueurs qui semblent les plus à même de résister à la pres­sion, etc. –, tu penses que c’est une idée valable ?
Pour moi, Guy devra sélec­tionner celui qui montrera, pendant la semaine de prépa­ra­tion, que, non seule­ment il est capable de tenir tête aux trois Serbes sur le plan tennis­tique – car ils sont trois, aujourd’hui, il faut arrêter de dire qu’il n’y a que Djokovic –, mais, surtout, celui qui aura envie d’en découdre sans tomber dans la provo­ca­tion et qui aura les nerfs suffi­sam­ment solide pour résister à une ambiance hostile. Il y a des joueurs dans l’équipe de France qui n’ont jamais joué devant 20 000 spec­ta­teurs. En dehors de celui qui a joué à Flushing, sur un Central plein… 

Oui, d’ailleurs, 20 000 personnes dans un stade de tennis, c’est rarissime…

C’est un match très parti­cu­lier, une finale. On va cher­cher trois points dans une ambiance que les joueurs n’ont jamais connue. Au maximum, ils ont joué à Roland, devant 13 000 personnes, mieux, devant 13 000 suppor­ters. Là, ils vont prendre 18 000 personnes sur la gueule. 

Tu ne penses pas que ça peut être une bonne chose, de jouer à l’extérieur, que ça va permettre la créa­tion d’un esprit commando ?

Oui, de toute façon, c’est cet esprit commando qu’il faut avoir. C’est indis­cu­table et, forcé­ment, dans l’adversité, la solu­tion, c’est de faire bloc. D’ailleurs, je remarque que c’est dans l’adversité qu’on a gagné nos deux dernières Coupes Davis. On les a gagnées à l’extérieur et juste­ment parce qu’on a su faire preuve de grandes qualités mentales. Après, les situa­tions sont quand même diffé­rentes : ce qui nous attend à Belgrade est sans commune mesure avec ce qu’on a pu connaître en jouant à Fenimore Park, en Australie. Là, on ne pourra pas se parler sur le terrain.

L’expérience est unique…

Ce match‐là, Guy ne l’a jamais vécu, ni comme joueur, ni comme entraî­neur. Le dernier match vrai­ment compliqué qu’on ait eu à jouer en Coupe Davis, c’est en 82, en Argentine, avant la finale, ou en 85, au Paraguay. C’était des matches très compli­qués au niveau de l’ambiance. Là, c’est la première rencontre diffi­cile de ce point de vue depuis 25 ans. C’est donc un formi­dable défi. Pour Gaël qui devrait être leader en simple, c’est une expé­rience énorme. Mais je les crois capables d’aller cher­cher ça.

Entre Jo et Gaël, qui est le plus indis­cu­table des deux, en équipe de France, aujourd’hui ? Monfils n’a pas plus prouvé de choses que Tsonga cette saison ?

Les deux sont des leaders. Gaël a battu des joueurs plus forts, c’est vrai. Mais Jo est sans conteste un élément très rassu­rant dans l’équipe, un élément fédé­ra­teur entre les géné­ra­tions. Et je pense qu’il est plus impliqué dans l’équipe qu’un Gaël, qui peut, parfois, rester dans son monde.

Un pronostic ?

Prendre un point à Djoko, déjà, ce sera un exploit. Après, je suis assez d’accord avec Thierry, c’est le double qui peut décider. Mais, atten­tion ! Nous, Français, on est assez auto­cen­trés. Or, il faut quand même se poser la ques­tion de savoir comment les Serbes, eux, vont réagir à cette finale. Ils n’ont pas le droit à l’erreur sur trois des cinq points ! Et Djokovic, lui, a encore moins le droit à l’erreur sur ses deux propres points. C’est ce qui me laisse penser que Djokovic peut être un peu suspect… Ce n’est pas sûr qu’il tienne face à cette pression‐là. A titre indi­vi­duel, le clas­se­ment veut dire ce qu’il veut dire : Novak est, en prin­cipe, beau­coup plus fort qu’aucun de nos joueurs et il l’a prouvé. Mais le contexte d’une finale, où il a aussi énor­mé­ment à perdre… La pres­sion sera énorme. Dans ce type de condi­tions, on peut se souvenir de Nastase, en 74, à Bucarest : il est passé à côté.