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« Le tennis rend fou, fou d’ar­ri­visme, fou dans le comportement… »

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C’est la semaine du JEU et du JOUEUR sur Welovetennis ! Au programme, inter­views, articles et vidéos sur ce qui fait la passion du tennis, ses problèmes, la manière dont vous la vivez au quoti­dien et ce qui la provoque. Place au craquage et au pétage de plombs, qui consti­tuera l’un de nos fils rouges cette semaine !

Sam Sumyk, coach de Victoria Azarenka, et Jacques Hervet, spécia­liste en coaching mental, se sont prêtés au jeu de l’in­ter­view croisée pour tenter de percer les mystères du « craquage ». Document.

On dit souvent que le tennis rend fou. Vous pensez que la struc­ture même de ce jeu engendre effec­ti­ve­ment plus de « psycho­pathes » que d’autres disciplines ?

Sam Sumyk (SS) : Oui, le tennis rend fou, fou d’ar­ri­visme, fou dans le compor­te­ment, fou dans l’in­ves­tis­se­ment, parano de la balle jaune… et la plus grande folie, c’est dans la vie quoti­dienne. Variété subtile d’une margi­na­li­sa­tion parti­cu­lière que seuls les tennismen peuvent partager et comprendre. Le plus beau proto­type que je connaisse est un vieux pote. A le voir, c’est un chic garçon, bien élevé, commu­ni­catif, poli, tout bien, quoi… On l’ima­gi­ne­rait tout à fait écouter calme­ment du Vivaldi ou du Beethov’. Derrière ce calme appa­rent, se cache pour­tant une réalité bien diffé­rente, une violence que seul le tennis peut engen­drer. Metallica est son quoti­dien. Vamos, mon pote ! Voilà un raccourci de cette belle, saine et solide amitié et, tout cela, grâce au tennis. Néanmoins, le mot « psycho­pathe » me paraît abusif. Et si c’était les autres qui étaient, eux, trop normaux ? Le tennis engendre de belles et solides amitiés dans cette douce folie… Il faut y faire un distinguo entre sport collectif et indi­vi­duel – notre sport crée des liens étranges, indé­fec­tibles. Ouais, c’est vrai qu’on est tous dingues… de perfection.

Jacques Hervet (JH) : Attention, ce n’est qu’un jeu. Je n’utiliserai pas le mot psycho­pathe, qui carac­té­rise un compor­te­ment anti­so­cial et un manque de « compor­te­ments humains »… Le carac­té­riel des courts est, au contraire, très humain. Il ressent et il pense, mais est, le plus souvent, débordé par ses émotions qu’il ne parvient pas à contrôler. Trop de pensées mal gérées, para­sites, qui brouillent son action, l’ame­nant à un compor­te­ment hors‐cadre. Le joueur sort alors des règles du jeu et passe à l’acte : bris de raquette, injures… Ce qui ne l’empêche pas, en‐dehors du court, de devenir le plus doux et gentil des colla­bo­ra­teurs. D’ailleurs, il faut oublier ce cliché : « Je suis sur le terrain ce que je suis dans la vie. » Cela peut arriver, mais aussi le contraire. Chaque joueur doit comprendre qu’il est le seul à pouvoir remé­dier à un problème de comportement.

En tant que coachs, estimez‐vous plus inté­res­sant de bosser avec des carac­té­riels qu’avec des joueurs calmes ?

SS : Je me verrais mal travailler avec un régi­ment de carottes ou de légumes visqueux. Il est néces­saire de bosser avec quel­qu’un qui a du carac­tère, même trop… Du reste, il n’y a pas de joueur calme. Il n’y a que des joueurs qui contrôlent mieux leurs pulsions que d’autres, mais ça aussi, cela s’ap­prend. En tennis, au haut‐niveau et sur le circuit en parti­cu­lier, il n’y a pas de bons toutous, de bons gentils ou de bonnes pâtes. Les joueurs ont dû en chier pour en arriver là, tuer moult adver­saires dans la sueur et la rage. Ce n’est qu’une fois qu’ils sont arrivés au sommet qu’ils se prennent à rêver d’être déli­cieu­se­ment gentils, agréables, commu­ni­cants devant la presse et le public…

JH : Le coach de tennis aime le joueur qui a de l’énergie et une moti­va­tion pour progresser dans la durée. Il aime les proac­tifs, ceux qui en veulent plus que les autres. Il n’aime pas les suiveurs, qui attendent tout d’eux. Il n’aime pas ceux qui trichent avec le travail. Le joueur peut être calme ou diffi­cile, peu importe, du moment qu’il dirige son énergie vers des solu­tions construc­tives et parta­gées avec le coach. Surtout, le coach reste sensible à une amélio­ra­tion de l’attitude et du compor­te­ment du joueur, même minime. Mais atten­tion aux retours en arrière avec des mauvais compor­te­ments trop souvent répétés, elles sapent leur meilleure volonté ! On peut voir des garçons qui partaient de très loin… comme Benoît Paire, qui a su progresser chaque année dans le compor­te­ment aux côtés de Lionel Zimbler (son coach), même si tout n’est pas encore parfait !

On a beau­coup expliqué que John McEnroe jouait mieux quand il était énervé. Pensez‐vous possible de prati­quer son meilleur tennis dans ces condi­tions ou faut‐il toujours privi­lé­gier le calme pour atteindre la réussite ?

SS : Ah, John… La perle du tennis moderne, qui a fait vibrer des géné­ra­tions, et moi le premier. Je suis fan de son tennis, de ses résul­tats et, plus encore, de sa person­na­lité. Il en avait de sérieuses dans son short ! En fait, il jouait comme il pensait, en force et carac­tère, le niveau partout. Il ne jouait pas mieux quand il était énervé, non, non, il jouait avec ses pulsions. Ce sont les autres qui jouent en réfré­nant leurs pulsions… quelle frus­tra­tion ! Une seule excep­tion confirme la règle : Rodgeur, le magni­fique (Federer). Tout dans le calme contrôlé et le talent. Je ne connais pas d’autre garçon qui conjugue ses qualités de tennis aux anti­podes de sa manière d’être et de jouer. En revanche, à mes joueuses succes­sives, je ne leur ai jamais demandé d’être dans le calme. Libre cours aux pulsions, à l’envie… Je me réjouis des joueurs impul­sifs et combatifs !

JH : John était un spécia­liste de l’interruption et de la rupture. Il utili­sait un temps du match pour en changer le rythme. Surtout, quand il ne se sentait pas bien. Il créait une diver­sion par son compor­te­ment et instal­lait une tension supé­rieure avec l’autre joueur ou avec l’arbitre. On se rappelle de ses invec­tives ou de ses face‐à‐face avec Jimmy Connors… Lui était parfai­te­ment en phase avec ces inter­rup­tions. Peut être énervé pendant l’altercation, mais il gérait souvent sans problèmes le retour au jeu, reve­nant très vite dans la partie après l’incident.

Lorsque vous avez été confrontés à un craquage, comment avez‐vous abordé, ensuite, le sujet avec votre joueur ? Toi, Sam, tu as dû en voir des vertes et des pas mûres avec Vera Zvonareva… Il y a des tech­niques particulières ?

SS : Vera n’est pas diffé­rente des autres. Elle le mani­feste un peu plus. Les craquages, comme vous dites, ont diffé­rents niveaux de signi­fi­ca­tion plus ou moins visibles. Et heureu­se­ment qu’ils existent. Quel serait le rôle d’un coach ? Il n’y a pas de recette miracle en la matière, hormis le temps et l’expérience ; le travail sur soi sert éminem­ment les autres… La matu­rité ultime et l’expérience acquise au fil des ans font oublier ces fameux craquages au prix d’une prise de recul : il y a plus grave dans la vie que les états d’âme d’un joueur de haut‐niveau.

JH : En tant que joueur, je l’ai vécu jeune… et il m’a fallu du temps pour comprendre ce qui se passait. En tant que coach, l’un des exemples qui me vient, c’est Mark Knowles, qui explo­sait souvent en plein match… Il était présenté comme un joueur « faible menta­le­ment »… alors que je trou­vais qu’il était plutôt fort au niveau des pensées, de ses ambi­tions, de son travail. En revanche, il y avait une absence de contrôle de ses émotions, c’est la batterie émotion­nelle qui flan­chait. L’enjeu a été de mieux gérer l’escalade et le processus de montée émotion­nelle, et d’instaurer des soupapes pour les périodes critiques, des rituels pour évacuer le trop plein qui s’additionnait au fil du match.

En tant que coach, on peut tout accepter pour que son joueur parvienne à des résul­tats ? Invectives, signes, gestes, comme cela se passe quelque fois…

SS : On ne peut pas tout accepter, pas plus qu’on ne peut tout imposer. Le prix à payer pour « réussir », c’est le travail et la colla­bo­ra­tion, l’échange le plus idéal pour que chacun puisse trouver le meilleur équi­libre possible. C’est simple et le plus diffi­cile à la fois. Personnellement, je ne crois pas à des rapports de force : un gagnant et un perdant ou, pire, dispenser son savoir à l’usage de celui qui ne sait rien. Non, on s’en­ri­chit des diffé­rences de chacun, une forme subtile d’amour, peut‐être.

JH : Le tennis est l’un des très rares sports qui ne permet pas d’intervention pendant le jeu, ni conseils, ni coaching, ni présence sur le terrain. Aucune inter­ven­tion. Excepté une fois par set pour la WTA. Chez les pros, la règle a du mal à tenir, quoi­qu’il soit diffi­cile de parler à son joueur depuis les tribunes… Chez les jeunes de 10 ans, égale­ment. Mais cette règle est‐elle bonne pour l’éducation d’un jeune joueur ? N’aurait-il pas béné­fice à avoir quelques conseils et quelques répri­mandes dès qu’il s’égare sur le court – triche, jet de raquette, gros­siè­retés. En tant que coach, je pense qu’il est néces­saire d’intervenir sur mon joueur pour le reprendre si son compor­te­ment devient mauvais. 

Cette idée de dossier nous est venue en obser­vant de plus près les frasques répé­tées de Fabio Fognini. Travailler avec un tel joueur pour parvenir à le stabi­liser, ce serait un chal­lenge que vous aime­riez relever ?

SS : On est tous tentés, un jour, de s’anéantir dans l’atmosphère de ses propres extases. On peut s’en­tourer d’aides les plus diverses. On l’a tous fait, on a tous consulté des rebou­teux de l’âme, des mani­pu­la­teurs de neurones, des char­la­tans aux élixirs eupho­ri­sants, des mara­bouts encom­brants. Et si, la solu­tion, c’était simple­ment soi, et rien d’autre ? Vous faites réfé­rence à Fabio Fognini, mais qui n’a jamais balancé un match ? De manière visible ou plus inté­rio­risée ? En réalité, je n’ai aucune préfé­rence pour entraîner, ni d’an­ta­go­nismes par rapport à tel ou tel joueur.

JH : Plus qu’un chal­lenge, c’est mon métier et ma raison d’être. De me lever chaque matin. J’ai moi‐même vécu ces diffi­cultés dans la gestion de mes émotions quand j’étais jeune, sur le court, puis en tant que coach, avec de nombreux joueurs. J’ai voulu aller plus loin et appro­fondir les méca­nismes du mental et de la perfor­mance. Me former, travailler en thérapie sur moi, en groupe, apprendre des concepts et processus d’aide pour déve­lopper des accom­pa­gne­ments sur mesure à desti­na­tion de personnes et d’équipes soumises à d’intenses pres­sions : athlètes, diri­geants, mana­gers, commerciaux.

Dans un cas comme celui‐ci, qui est plus lié à la psycho­logie qu’au tennis propre­ment dit, ne faut‐il pas faire appel à un spécialiste ?

SS : On fait appel à tout et à rien. Effectivement, tous, on peut être amenés à faire appel à un « psy », qu’il soit « ‑chologue », « ‑chiatre » ou « chiant »… Peu sont effi­cients, peu, aussi, sont capables de s’ou­blier dans la rela­tion de théra­peute. Alors, pour moi, c’est simple : une rela­tion la plus alchi­mique possible, en prati­quant simple­ment ce que j’ap­pelle « l’oubli de soi », sans acca­parer la tête d’au­trui, une confiance saine et réciproque.

JH : Le coach de tennis a les moyens de travailler sur des aspects mentaux et émotion­nels. Comme sur les aspects physiques et technico‐tactiques. Mais en a t‑il le temps ? Est‐il à l’aise de passer du rôle d’entraîneur tech­nique, qui distille ses conseils et déve­loppe son joueur sur le court, à celui de confi­dent, d’en­traî­neur psychique, qui porte l’oreille à ses problèmes ? Souvent, le coach délègue, tout en gardant le contrôle de l’ensemble. Parfois, aussi, les inter­ve­nants ou soi‐disant prépa­ra­teurs mentaux ne restent pas à leur place… c’est un souci. Je crois à la direc­tion d’une personne : le coach prin­cipal, et à l’apport de ressources tempo­raires et bien ciblées dans un cadre précis. C’est ce qu’il se passe dans mon asso­cia­tion avec Frédéric Fontang depuis 2008 ; nous avons expé­ri­menté cette dimen­sion de super­vi­sion et de mento­ring dans son travail avec Jérémy Chardy et Vasek Pospisil.

Est‐il facile de repérer la source des craquages, des troubles, de ces compor­te­ments, d’éta­blir un diag­nostic ? Il y a peut‐être des simi­li­tudes entre les diffé­rents cas…

SS : Non, il n’y a pas de diag­nostic à faire, on n’est pas des toubibs. Cela dit, avec un minimum d’ob­ser­va­tion et de bon sens, on voit tous ce qui pèche, où cela ne vas pas. Même vous, les jour­na­leux (rires) ! Donc, a fortiori, les entraî­neurs. Il n’y a pas de recette miracle, mais une adap­ta­tion aux circons­tances et à la person­na­lité du joueur. La confiance se gagne, mais dispa­raît aussi rapi­de­ment qu’elle est venue. C’est toute la démarche d’un entraî­neur : se remettre en confiance pour la trans­mettre à son joueur. 

JH : Il faut du temps. Attention à ne pas aller trop vite en proje­tant sur un joueur ce qui a marché pour un autre. Chaque cas est unique. Chaque joueur vient avec son lot d’expériences, son vécu, sa sensi­bi­lité, ses pensées, etc. On se doit de s’ouvrir à lui, sans juge­ment, sans idée préconçue, sans solu­tion pré‐existante… sous peine de rejet. Oui, il y a néan­moins des modèles. Je travaille avec des modèles d’analyse tran­sac­tion­nelle ou de socio‐styles et j’ai créé, moi‐même, mes propres modèles. Mais il ne s’agit surtout pas de mettre les athlètes dans des cadres trop fixes : ces modèles sont évolu­tifs. Ils donnent des indi­ca­tions. Ils servent de repères de travail avec le joueur. Chaque style a ses « plus » et ses « moins », aucun n’est meilleur que les autres.

Cela peut se résumer à des crises d’ego ? Il y a un certain nombre de vrais talents qui ont ou ont eu ces problèmes, McEnroe, Gaudio, Fognini…

SS : Ah, ques­tion d’ego… est‐il surdi­men­sionné ? Ce n’est pas force­ment lié au talent. D’abord, il faut partir de soi .On a tous un ego, pas au même niveau, c’est vrai, qui peut devenir un handicap ou une arme redou­table. Narcisse, le premier des joueurs modernes, balayait d’un revers puis­sant toutes les critiques le concer­nant. Il est vrai qu’à défaut d’une petite balle jaune, il avait un ballon de foot au milieu du bide. C’est une cari­ca­ture, bien sûr… J’ai, toute­fois, une pensée affec­tueuse pour ceux qui balancent ; la colère est la saine révolte et McEnroe en est la meilleure illus­tra­tion. Donc, au final, pas d’ego, pas de champions.

JH : L’ego… Il en faut pour réussir au haut‐niveau dans le tennis ou d’autres sports. C’est cette force qui nous pousse à être reconnu, à vouloir briller, à réussir… Un bon ego aide à construire sa moti­va­tion dans les chal­lenges, les défis que l’on se fixe. Mais, souvent, quand on évoque l’ego, on parle de cette trop forte confiance en soi, cette fierté déplacée, cette absence de doutes et de remises en cause. L’ego surdi­men­sionné, dirais‐je comme Sam. C’est cette mauvaise percep­tion de son ego qui est domma­geable. Un ego qui serait la repré­sen­ta­tion fausse qu’un indi­vidu se ferait de lui‐même. Ne pas voir ses limites, ne pas se connaître, ses forces et ses faiblesses. 

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