Apolline va finir sa trilogie post‐australienne par un dernier texte sur ses goûts, un texte qui répond en quelque sorte à une question intéressante : comment peut‐on aimer McEnroe et Nadal en même temps ? Afin de donner tout de suite la réponse, Apolline rajoutera son 3ème chouchou dans la liste : Tsonga.
Apolline aime les phénomènes. Qu’est-ce qu’un phénomène ? D’abord un phénomène, c’est étymologiquement « ce qui apparaît ». Le phénomène est une apparition. Le phénomène est également un fait, un évènement observable qui frappe par sa nouveauté ou son caractère exceptionnelle. Appliqué à un tennisman, ça veut dire quoi ? D’abord que c’est un mec qui joue bien au tennis. Ca parait un peu stupide de le rappeler, mais la rencontre entre une idole de tennis et un fan, ça implique que le joueur soit suffisamment bon pour « apparaître » aux yeux du monde, amenant le fan à le découvrir en train de traverser un court ou sa télé. Et de tomber sous le charme de sa particularité et de l’unité qu’elle dessine. Car un phénomène, c’est l’expression d’une unité harmonieuse, d’une identité cohérente, même chez le mec le plus torturé du monde. Commençons d’ailleurs par lui.
Quand Apolline a vu John McEnroe pour la 1ère fois, c’était lors de sa demi‐finale de Wimbledon 1977, et ce fut « love a first sight ». Mais afin qu’on comprenne bien que même dans la catégorie des phénomènes, il y a encore une hiérarchie, si Apolline démarre par son histoire d’amour pour McEnroe, c’est autant pour une question de chronologie que parce que Nadal et Tsonga c’est super mais… ce sera jamais McEnroe. McEnroe est un être à part parce que tout ce que fait McEnroe est complètement à part. Quand il joue au tennis, c’est à part. Quand il marche dans la rue, c’est à part. Quand il vous dit Bonjour, c’est à part. Quand il parle, c’est à part. Sa voix est à part. Son regard est à part. Quelque soit ce que fait McEnroe, le corps de McEnroe dessine un monde à part. Vous pouvez mettre Madonna, George Clooney, Mohamed Ali et Barack Obama dans la même salle, ils discuteront benoîtement mais vous vous sentirez encore parmi les terriens. Si vous faites rentrer le corps de McEnroe dans la salle, vous comprendrez immédiatement qu’il se passe un phénomène d’agitation des particules élémentaires. John McEnroe est autre chose. Mais comme c’est quand même à la base un joueur de tennis, on va rappeler pour les plus jeunes d’entre nous ces spécificités qui laissent encore pantois l’observateur qui débarquerait sur la planète : John McEnroe joue tous les coups avec la même prise de raquette ce qui selon la hauteur de la balle à jouer l’oblige à effectuer des gestuelles d’équilibrage du corps que lui seul peut maîtriser (dont ce dégagement du buste qui est sa marque et que tout à le monde a essayé d’imiter pour s’amuser à l’entraînement avant de se décourager après avoir mis dix balles dans la bâche), il sert les pieds parallèles à la ligne avec un mouvement de balancier d’autiste, il joue son coup droit en le poussant droit devant lui comme s’il était un manchot, il joue les volées en simple opposition avec une préparation utra courte et le corps totalement relâché, il attend le service en mettant un pied devant l’autre avec une oscillation de la tête de moine trappiste et il semble regarder deux mètres devant lui sans s’intéresser aux faits et gestes son adversaire. Bref McEnroe c’est sans fin en terme d’originalité. Pour bien vous situer le phénomène : chaque année John vient jouer au Trophée Lagardère, il débarque le jeudi et forcément il vient taper une petite heure avec les copains Wilander ou Pernfors pour s’habituer à la terre. Quand les deux Suédois s’échauffent seuls, il y a trois pèlerins qui les regardent. Quand McEnroe débarque sur le terrain, c’est tout le Racing Club de France qui s’arrête pour le regarder jouer. C’est l’attraction. Dans la version de 8 heures qu’elle a consacrée à John, Apolline démarre par une séquence en indoor à Monaco où elle filme deux fans trentenaires de McEnroe en tribune. La caméra zoome sur leur visage et essaye de capter ce qu’ils disent. Si on écoute bien, il y a un coup sur deux où les lascars lâchent des « Putains » ébahis à voix basse. Et « Putain », « Putain », « Putain, c’est pas croyable », c’est ça que vous faites quand vous regardez jouer McEnroe. Le soir parisien où McEnroe a emmené Lendl dans deux tie‐breaks successifs lors d’un printemps froid et pluvieux de 1988, Apolline se souvient très bien qu’elle lançait des regards effarés à son ami d’enfance assis dans la tribune latérale. Chaque coup de McEnroe était un poème, chaque trajectoire semblait toucher par une main invisible qui rabattait le feutre sur la ligne de Lendl. Nous aussi, avec mon ami, par télépathie, nous nous échangions des « Putain, Putain, Putain » à n’en plus finir. Ce n’était pas une question de qualité de jeu, c’était la façon de jouer. McEnroe est un miracle. On se pince à chaque coup. On se demande comment ça peut exister. Voilà pourquoi Apolline se fera un honneur de fêter cette année en grandes pompes les 50 ans de Big Mac. Car avant que Federer et Nadal remettent le tennis au premier plan, LE tennis c’est‐à‐dire la dédication intégrale à ce jeu jusque dans le respect de la Coupe Davis, compétition qu’il sauva à lui tout seul, LE tennis c’est John McEnroe.
Alors comment peut‐on passer de John McEnroe à Rafael Nadal qui s’ils avaient été contemporains auraient présenté des styles de jeu antinomiques ? C’est que vous venez de le comprendre : Apolline chasse le phénomène, et un phénomène ce n’est pas qu’une question de tennis ou de style de jeu, c’est un Tout unique et cohérent qui vous scotche alors même que le mec peut faire un coup droit que techniquement vous déconseillerez à votre propre enfant. La passion d’Apolline pour Rafael Nadal diffère un peu de celle pour John McEnroe. Ce ne fut pas Love at first sight en le voyant débarquer en Coupe Davis, et en dehors d’un terrain, Apolline ne pense pas que Rafael Nadal a un corps à part. Mais sur le terrain, alors ça, oui, trois fois, dix fois oui. Un corps incroyable et la tête, alouette. Dans un texte publié à sa mailing liste perso, puis dévoilé l’an dernier aux lecteurs de feu GrandChelem.fr, Apolline a raconté où s’était déclenché son entichement pour ce gamin en or. C’était d’ailleurs ça le titre de son papier : « Un gamin en or ». On était le 13 juillet 2006. Un très mauvais match de football entre deux équipes transalpines venait de finir d’enterrer définitivement ce sport dans les eaux du calcul égoïste et de la petite morale à deux sous. Les obsèques du ballon retransmise en mondovision avait eu une terrible portée : passer sous silence un évènement sportif autrement plus conséquent, la première expérience transcendantale du jeune Rafael Nadal sur un terrain de tennis. Rappelons les faits parce qu’on a tout de même vu traîner quelques horreurs sur le rendu de cette finale en parcourant le courrier des lecteurs. Souvenez‐vous, Rafael Nadal, le fameux bourrin qui ne gagnera que des titres sur terre battue (on resitue là le personnage) vient bon an mal an de se qualifier pour la finale de Wimbledon contre Roger Federer mais c’est vraisemblablement parce qu’il n’a éliminé que des tocards (on resitue là aussi les internautes). Pourtant dans le cortège de rigolards qui attendent un étrillage de l’Espagnol en finale, personne n’a vraiment relevé le point commun des victoires que vient de signer Nadal : la sauvetage des balles de break, le point clef pour un Nadal qui n’a pas encore le service qu’il détient aujourd’hui. De mémoire, Apolline en comptera une douzaine contre Rafa sur ses quatre derniers matches. Cette douzaine, Nadal va la régler à chaque fois avec le même cérémonial : aller chercher les balles, se calmer, se concentrer, passer une première‐deuxième sur le revers, surtout pas de faute derrière et l’attaque là où il faut. Premier exercice qui impressionne terriblement Apolline pendant toute la 2ème semaine et voici Nadal en finale. Or comme c’est lui qui fait un petit complexe sur Federer (et non pas le contraire, mais nous y reviendrons dans un autre texte plus tard dans la saison) tout simplement parce que Federer est à ce moment‐là un peu plus doué, un peu plus vieux, un peu plus numéro 1 mondial et un peu complètement dans son jardin à Wimbledon, Nadal arrive très tendu sur le terrain et prend 6–0 dans le premier set. Il n’existe pas, ce qu’il fait ne gêne absolument pas le Suisse et s’il continue à jouer comme ça, dans une heure il pourra aller retrouver sa PS3 dans sa chambre. Alors Nadal, en totale chute libre, va déclencher son parachute ascensionnelle, cette foi personnelle dont il ne va plus se départir dans sa carrière quand il est dos au mur : il va frapper de toutes ses forces pendant 3, 4 points en espérant que ça rentre dedans pour créer un électrochoc mental dans la tête de son adversaire. Lors d’un de ses points, il sort quelque chose qu’on n’avait jamais vu chez lui : ce fameux revers croisé de base‐ball, celui qu’il claque désormais quand ça lui chante et qui peut vous mettre à la rue. Quand sur le deuxième point du 2ème set, le jeune Nadal de 2006 a fait ça, quand il a sorti ce coup‐là, de la façon dont son corps s’est exprimé sur cette action, quand l’image de sa conviction a traversé le filet, ses tissus tendus vers l’infini, c’était terminé : Nadal était bien un phénomène et Apolline définitivement nadalienne. Quand grâce à ça, non seulement il a fait le point, mais surtout enclenché une série de points et le break sur le service de Federer qui perdait là son premier engagement depuis le début du tournoi : Apolline a lâché son premier « Putain » en hommage à l’Espagnol. La suite, c’est un match dont on oublie de rappeler qu’il fut déjà hors du commun et qui avec la finale de Wimbledon 2007 formeront l’antithèse du duo Wimbledon 2008‐Australian Open 2009, à savoir qu’à Londres 2006 et 2007 c’est Nadal qui, point après point, est déjà en train de bouffer Federer et qui sur un petit manque de réussite, trois fois rien, mais les trois fois rien qui font un destin, perd des sets clefs (le 2ème set en 2006, le 3ème set en 2007) et au final la partie. Situation qui s’est inversée lors des deux derniers matches où Federer aurait pu espérer tourner à chaque fois à 2 sets à 1, mais c’est désormais lui qui se fait enfumer (2ème set à Wimbledon, 3ème set en Australie), qui se tape toute la course derrière et qui perd au 5ème. Pourtant quelque soit les tours de roue de la réussite qui selon un ou deux points, font sourire celui‐ci et pleurer celui‐là, quelque soit la qualité du palmarès de Rafael Nadal, vous pourrez parler de ce que vous voulez à Apolline : pour elle, Nadal sera toujours ce mec qui a sauvé toutes ses balles de break pendant la 2ème semaine, et qui sort ce revers dans le premier jeu du 2ème set de la finale 2006 à Wimbledon. Maintenant parce qu’elle aime les rivières souterraines entre l’objet de ses passions, votre Apolline va maintenant vous dire ce qui relie vraiment John McEnroe à Rafael Nadal, et ce qui fait que certes McEnroe admire Federer, le considère comme « le plus grand joueur de tous les temps », mais ne cache pas sa fascination pour Nadal. C’est que Rafa a un truc que McEnroe n’a jamais eu : il ne lâche jamais et grâce à ça, il remonte les scores. Mené 2 sets 0, mené 2 sets à 1, Rafa revient à chaque fois, et ça, John n’a jamais réussi à le faire (à l’exception de la finale de Coupe Davis 1982 à Grenoble contre Noah). En tête au score, McEnroe découpait ses adversaires en rondelles. Mené, il était hyper friable. Il fallait donc voir sa tête de gamin admiratif quand il interviewait déjà Rafael Nadal la veille de sa finale contre Roger Federer à ce Wimbledon 2006 : « Comment vous avez fait pour revenir de 2 sets à 0 contre Kendrick ? ». Réponse de Nadal : « Je me suis dit que j’étais mieux classé que lui à l’ATP donc que si je jouais mon jeu normal, en prenant le match point par point, j’avais des chances de revenir ». Sur le plateau, McEnroe était scié.
Maintenant et pour finir d’expliquer que les phénomènes et l’amour qu’ont leur porte constituent des réactions chimiques difficilement explicables, voilà qu’une troisième comète traverse la Planète tennis en laissant des traces de poudre sur son passage. Il s’appelle Jo‐Wilfried Tsonga, il vient de remporter son troisième tournoi à Johannesburg. Quand elle l’a découvert, Apolline l’a surnommé immédiatement le « Nadal français ». Pourquoi ? Là encore, non pas parce que Tsonga jouerait comme Nadal qui lui‐même jouerait comme McEnroe, mais parce que Tsonga est lui aussi un phénomène, un bonheur de sensations et d’émotions procurées à sa seule vue. Pour situer l’ampleur du bonhomme, Apolline pourrait là aussi vous parler de plein de choses désormais rentrées dans la légende : de la branlée passée à Nadal il y a un an, branlée qui ne cesse de prendre une ampleur rétrospectivement prestigieuse au fil de l’ascension de Nadal. Elle pourrait vous parler du match contre Blake à Bercy où Apolline ressentait pour la première fois dans toute sa vie qu’un joueur venait de se faire souffler du terrain. Et c’était d’autant plus drôle, qu’à la fin le score était de 6–4 6–3 et Blake loin d’être déméritant. Mais il s’était fait souffler, c’est tout. Eparpillé façon puzzle. Apolline pourrait d’ailleurs vous parler de cette impression de souffle qui transpire de toutes les photos de Tsonga. C’est pas compliqué, notre ami Gianni Ciaccia, le meilleur photographe du monde, tient sa base de photos où il accumule tous les clichés pris sur le circuit. Quand nous cherchons certains types de photos pour certains joueurs, il n’est pas rare d’avoir à repasser en vue tout le catalogue du joueur en question pour trouver quelque chose qui colle et qui soit un minimum photogénique. Avec Tsonga, c’est l’inverse, le dilemme est de savoir sur 500 photos quelle sera celle que vous n’allez pas prendre tant chaque cliché de Jo en action, à l’arrêt ou en civil, dégage une puissance visuelle, une impression de rayonnement qui fait rêver à des numéros spéciaux de 32 pages de portfolio rien que sur lui. En cela, on peut même promettre à Tsonga un avenir que Nadal n’aura pas (et de toute façon ne veut pas) : Tsonga est une star dans tous les pores de sa peau, quand Nadal n’aspire pas à autre chose que de bien jouer au tennis. Arrivons à l’anecdote qui tue et qui a mis Apolline par terre. Il y a un an, juste après ses exploits en Australie, Tsonga passe à Stade 2. On lui demande son avis sur tout, puis on passe quelques reportages dont le dernier montre un exploit inouï : un parachutiste très confirmé saute sans parachute, descend en chute libre, est rattrapé par ses potes parachutistes, qui lui passe un parachute en vol, et le mec peut atterrir. Retour plateau. Tout le monde est un peu éberlué. Question de l’animateur : « Jo, ça vous plairait de faire quelque chose comme ça ». Réponse – de mémoire – d’un Tsonga qui vient de kiffer la séquence : « Ah oui, ça doit être génial ». Tsonga est un phénomène.
Dernière précision afin qu’on en termine avec la tentation des passerelles entre la particularité des styles de jeux et des attitudes alors qu’Apolline insistera toujours sur l’unité cohérente de ce qui fait un phénomène : McEnroe est au contraire le mec le plus trouillard du monde mais c’est aussi pour ça qu’il est McEnroe.
Apolline
PS : Il va sans dire que le lecteur à la vue de l’absence de très grands joueurs dont un champion très connu qui est le contemporain de Nadal et Tsonga peut légitimement se demander si Apolline sous‐entend par là que tous les absents de sa liste ne sont pas des phénomènes. La réponse est oui.
PS2 : On rajoute pour tous les gens qui n’ont jamais vu jouer John McEnroe que quelques heures passées sur Youtube à regarder des extraits de ces matches suffisent amplement à se faire une idée du phénomène, en attendant le passage régulier du « McEnroe‐Lendl. Le Crépuscule des Dieux » sur Arte, TV5 ou ESPN.
Publié le lundi 9 février 2009 à 11:15