Retrouvez, chaque jour, la chronique de la Rédaction sur cet Open d’Australie 2014.
« La race des gladiateurs n’est pas morte, tout artiste en est un. Il amuse le public avec ses agonies. »
Je doute que Gustave Flaubert ait pensé deux courtes secondes à l’Open d’Australie en prononçant ces mots. Non que ce visionnaire n’en ait pas les moyens, non, non – il avait tout compris, tout, de la société du XXIème siècle, de ses vices, de ses bassesses, de sa déshumanisation et de ses psittacismes. Plutôt qu’il a dû réfléchir, comme à son habitude, quelques bonnes heures avant d’accoucher de cette phrase, la modifiant, la travaillant, la façonnant… avant de revenir à sa première version. Gustave était ainsi, laborieux dans sa création, génial dans le travail de ses inspirations. L’homme qui tord le cou au terrible lieu commun du génie romantique, immédiat, sans effort, ce lieu commun gangrenant nombre de démarches esthétiques et projets actuels.
Mais ce n’est pas le sujet. Et, certes, une bien mauvaise entrée en matière, à coups de claymore dans la visière, comme ce « psittacisme » viendrait saigner nos esprits embrumés par une éreintante journée de leurs dernières velléités de savoir et de curiosité. Allez, réveille‐toi, cher lecteur. Imagine‐toi à l’heure du thé, une tasse brûlante entre les doigts, la fumée chatouillant tes narines et tes membres soulagés, enturbannés d’un plaid, étendus sur le divan. Tu as un dictionnaire à portée de main – attention ! pas celle qui s’agrippe à l’anse de ta tasse ! évitons ces contrariétés qui ébouillantent à la moindre inattention… Fais résonner un peu de musique – voilà, « Ombra mai fù », le premier air de Xerxès dans l’opéra de Haendel. Une marée d’émotions, une suspension du temps, un azur, un paradis, avec ce « om » infini du début qui, en sanskrit, ramène au son originel de l’univers… Pardon, pardon de cette digression, pardon. Te voilà prêt à encaisser les pédanteries de RCV. Lui parle de précision. Mais, ici, tu peux ne pas partager son avis. Promis, il n’appellera pas Manuel Valls même si tu troubles son ordre public et t’invitera à dîner, pour peu que tu prises une belle quenelle, énorme et gonflée comme la Lune, arrosée de tomates, de champignons et de quelques olives au romarin…
« La race des gladiateurs n’est pas morte, tout artiste en est un. Il amuse le public avec ses agonies. »
Je me permettrai d’adapter éhontément les propos de Gustave à notre bien vaine actualité. De manière littérale. (Laissez‐moi étouffer un rire inopportun dans ce climat de discussion, mais « Gustave » est aussi le nom du chat d’un couple d’amis. Ce chat est un chat‐boule d’une petite dizaine de kilos, aussi drôle et sympathique qu’il est pataud et fainéant. Désormais, je l’entendrai miauler « la race des gladiateurs n’est pas morte » plutôt que « pâté ? croquettes ? pâté ? croquettes ? salaud ! »)
Non, cette race n’est pas morte. Les joueurs et joueuses du circuit le prouvent cette semaine. Et, ce faisant, oui, ils créent un peu plus d’émotions, oui, ils émeuvent plus qu’amusent avec leurs agonies. En ce sens, ils sont peut‐être artistes. C’est bien là la question que tout le monde se pose : faut‐il jouer sous les 44°C de Melbourne que les « weather channels » et autres oiseaux de mauvais augure prédisent pour demain ?
Je n’y répondrai pas. Je n’ai qu’une certitude : ces conditions extrêmes élèvent les « gladiateurs » qui luttent jusqu’au malaise sur ces courts de tennis. Certains encaissent mieux que d’autres qui vacillent, c’est un peu Darwin appliqué à la petite balle jaune. Roger Federer l’affirme : « Les conditions vous affectent différemment en fonction de votre adversaire. Si vous jouez contre un gros serveur, vous affrontez des conditions clairement rapides. Si vous jouez beaucoup de rallies, vous ressentez aussi un peu plus la chaleur, certainement. Et puis, ça a peut‐être plus ou moins d’effet en fonction de là d’où vous venez. » Jérémie Peyre, masseur‐kinésithérapeute au sein d’une équipe de rugby bien connue, abonde dans son sens. « Jouer sous cette chaleur n’a clairement rien de bon pour le corps. Ce n’est pas conseillé. Néanmoins, les risques exacts dépendent aussi des forces et faiblesses de chacun. »
Dans cette douleur extrême, celle qui vous pousse, comme Edouard Roger‐Vasselin, à vomir sur le court, celle qui vous fait halluciner, comme Vasek Pospisil, celle qui vous fait croire au bord du gouffre, comme Ivan Dodig, une forme de Beauté apparaît, une émotion profonde, un sublime inavouable… « L’Azur ! L’Azur ! L’Azur ! L’Azur ! » Peut‐être est‐ce l’excitation du sang, cette adrénaline qui poussait des milliers de personnes à se presser dans des arènes pour assister aux mises à mort des gladiateurs sur un sable chaud, caillouteux, mortifère ? Peut‐être est‐ce cet élan morbide qui incite l’automobiliste‐voyeur à ralentir et scruter les carcasses fumantes et traumatisées d’un accident de la route ? L’admiration des sacs que nous sommes au fond du canapé, bière en main ou pizza à portée, face au courage, au rêve et à l’exceptionnel ? Ou, plus simplement, la matérialisation de ce qu’est l’Homme et de ce qui le dépasse ?
Vous me direz : « Mais RCV, tu dis n’importe quoi ! D’une part, ces filles et ces garçons n’ont pas à se mettre en danger pour le plaisir du peuple ! D’autre part, tu t’emballes carrément, tu mets du sens là où il n’y en a pas, tu masturbes ton intellect en mal de sensations ! »
Je vous répondrai : « Non, cent fois non, je n’affirme pas qu’ils doivent s’exposer ainsi. J’affirme juste qu’il y a de la beauté dans une démarche qui les fait « artiste ». Mais ces joueurs et joueuses ont‐ils vocation à être des « artistes » ? LA vocation ? » Et je vous répondrai encore : « Le sport porte du sens. C’est bien pour cela qu’il a été magnifié au cours des plus tristes et des plus grandes heures de l’histoire, du règne nazi aux Jeux Olympiques modernes. Il nous interroge sur nous‐mêmes et ce qui motive un lambda à saisir une raquette, à taper dans une balle, à respecter des règles artificielles. A recréer un monde à part entière, à nous en émouvoir, et à nous passionner, et à nous violenter. On ne met jamais trop de sens dans le sport. »
« Faudra‐t‐il que quelqu’un meure » au nom de la glorieuse beauté du sport ? Non, Frank. Ce n’est pas pour rien – et ce n’est pas plus mal – qu’on a fait disparaître les jeux du cirque. Que l’on n’égorge plus le bouc au début des pièces de théâtre comme le faisaient les Grecs au nom de la tragédie. Que les guerres ne se déroulent plus au corps à corps, abreuvant le sol d’angoisses, de sueur et de rouges épais, à la machette ou au fléau, mais, à distance, à l’abri, en éclatant les corps – pour se protéger des morceaux ? Le sang a été remplacé, la catharsis d’Aristote a été déplacée
Mais la chaleur, c’est aussi l’imprévisible – encore qu’il fasse systématiquement chaud, en Australie, à cette époque, tout le monde le sait comme il sait qu’il risque de pleuvoir à Paris et à Londres. Cet élément qu’on ne peut maîtriser qui nous ramène à nos propres limites, qu’elles soient physiques ou autres. Or, ces limites, il y a deux manières de les considérer : elles sont une contrainte qui nous entrave et qui nous frustre, un mur dans lequel nous fonçons tête baissée sans aucun résultat ; elles ne sont qu’un obstacle que l’on peut franchir ou contourner au jeu d’un effort qu’on n’imaginait pas. C’est ce que dit en substance Novak Djokovic : « Nous sommes tous au courant du temps qu’il va faire. Tout le monde parlait de températures aux alentours de 40 degrés, nous le savions. Sachant que j’allais jouer un match aujourd’hui en pleine journée, je me suis préparé mentalement pour cela. Ce n’est pas seulement une question physique. Mentalement, vous avez besoin d’être prêt à vous faire mal pour ne pas abandonner et ne pas penser aux effets que les conditions peuvent avoir sur vous. »
C’est peut‐être ce qui fait la différence chez ce Serbe qui a été capable de batailler six heures face à Rafael Nadal en finale de l’édition 2012. Et je vous vois venir avec vos gros sabots, chargés de seringues et de médicaments, du Gros Mot : le dopage… Tout de même, jouer au tennis durant six heures ? La volonté y est pour quelque chose, non ? Un peu ? Un chouïa ? Non ? Pas du tout ? Si ? Ah, ne me regardez pas avec cet air méchant ! Je vois vos crocs un peu jaunis, votre haleine charriant des relents de viande faisandée et vos yeux fixes, pourpres, brûlants… Je rends, je me rends, certes, dans mes urines, mais je me rends – et je rends. Excusez l’odeur.
« La race des gladiateurs n’est pas morte, tout artiste en est un. Il amuse le public avec ses agonies. »
Et je conclurai avec Arthur Rimbaud, un gars qui, croyez‐moi, a exploré toutes les limites humaines… et les a dissipées par son outrance et sa folie. Capable d’aller à pied des Ardennes à Paris au milieu des Allemands, en 1871, à l’âge de 16 ans. De cracher son arrogance à des poètes parisiens engoncés dans leurs certitudes. De s’exhiber, nu, sur les pavés de ruelles fréquentées, ou moins, puant la pisse ou la débauche – on ne vous y incite pas, rassurez‐vous. De vouer dix ans de son existence à l’écriture, à la passion et à l’excès – jusqu’à se faire flinguer par Paul Verlaine. Avant de tout abandonner. Et de partir. Partir à Java, en Afrique ou au Moyen‐Orient. Partir. Et puis mourir.
« Jadis, si je me souviens bien, ma vie était un festin où s’ouvraient tous les cœurs, où tous les vins coulaient. Un soir, j’ai assis la Beauté sur mes genoux. Et je l’ai trouvée amère. Et je l’ai injuriée. »
Permettez que, moi, je ne l’injurie pas.
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Publié le mercredi 15 janvier 2014 à 23:59