Il y a des rencontres qui vous marquent, il y a des rencontres qui restent à jamais. Des souvenirs indélébiles. Celle avec Ion Tiriac, en avril 2008, fait partie de ce petit panthéon. Il était plutôt utile de revenir sur cet entretien, surtout après la semaine torride du tournoi de Madrid, de son tournoi en bleu.
Il est 14h00 au village de Monte Carlo. Je suis en avance. J’ai contrôlé mon dictaphone, tout va bien. J’attends Ion Tiriac, 840ème fortune mondiale, star de l’organisation, de l’improvisation et, vous allez le constater, d’une certaine forme de management. La veille, je l’avais croisé, il m’avait accordé cinq minutes et je l’avais convaincu d’accepter un entretien, alors même qu’à l’époque, le magazine GrandChelem n’était pas vraiment connu, puisqu’on allait sortir notre numéro huit – Welovetennis n’existait pas encore… Bref, j’étais plutôt fier de mon coup et prêt à en découdre avec l’homme aux grandes moustaches.
Toujours très smart, Ion s’installe en face de moi, pose le dernier iPhone du moment (NDLR : on est en avril 2008). En retrait, un grand homme, type Men in Black, monte la garde. Et nous voilà partis dans une interview version longue sur Roland Garros, sa petitesse, sur l’ITF et ses règles anachroniques, ainsi que le savoir‐faire de ce maestro du management sportif. « Je connais la recette pour faire un tournoi, combien de sel il faut mettre, combien de poivre, tout ça… Et, si je goûte et que ce n’est pas bon, alors je jette à la poubelle. Et l’on recommence. J’ai la recette. J’ai inventé la recette. » Cette recette, à Madrid, c’était celle de la nouveauté et de l’innovation – et du bleu, aujourd’hui. Résultat : un malheureux concours de circonstances qui fait du bleu un gros prétexte pour critiquer une surface qui n’était pas aux normes. Faire une vraie terre battue est un art qui ne s’improvise pas, qu’elle soit orange, verte, bleue ou rouge.
« J’ai inventé la recette »
Cette parenthèse fermée, revenons à cet entretien qui me voit essayer de déchiffrer tant bien que mal un français tout à fait correct, mais prononcé avec un accent au couteau. Reste que cet homme est attachant, direct, souriant et taquin. En quelques mots, un vrai personnage dont le temps est compté. C’est, d’ailleurs, ce qu’il me dit après une petite demi‐heure : « Là, tu as dépassé le temps. Ca va te coûter cher. » Me voici transpirant… Et s’il avait le toupet de me demander un chèque comme ça se fait pour certaines interviews ou exclusivités ? Au moment où il me regarde me liquéfier, son téléphone sonne… et nous entrons dans une autre dimension. Au bout du fil, une personne de son staff. Elle explique que la Mercedes du « Boss » ne démarre plus. Discussion de garagiste. Ion fatigue vite, je le répète : son temps est compté. Après avoir écouté son chauffeur présenter les circonstances de la panne, Ion se lève, hausse le ton et répond : « Si Mercedes kapput, alors change Mercedes ! »
La messe est dite, il se rassoit et se lance dans une grande tirade sur la valeur du travail et sur la fidélité. Amusé, il me lâche la dernière info de la journée : « Tu vois le Monsieur qui est à côté de nous ? Ce n’est pas mon garde du corps, comme tu le penses. C’est un jeune homme qui m’a suivi partout pendant six mois en me demandant que je l’embauche, en m’assurant qu’il serait un formidable bras droit. Au bout de ce temps, à force de le voir partout où j’étais, je me suis dit qu’il devait être vraiment motivé. Aujourd’hui, c’est effectivement mon bras droit. Et bien plus que ça. » Une tape sur l’épaule, un regard dans les yeux et un défi : « Tes questions étaient plutôt bonnes, mais, je l’ai dit, tu as dépassé ton temps. Ca fera 150 euros. » Je blêmis, il attend un petit moment, puis éclate de rire et s’en va, fier de sa blague. Ion n’a pas le temps ; il sait d’où il vient, il n’a peur de personnes. Ni des sifflets du public madrilène. Ni des menaces des joueurs. Au pire, il arrêtera ou le fera ailleurs. Il l’a dit, il a la recette…
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Publié le lundi 14 mai 2012 à 19:00