Retrouvez à chaque numéro de ClubHouse et sur Welovetennis la chronique de Rémi Capber. Un thème… mais pas de tennis. Quartier libre !
« Tom Sawyer, c’est l’Amérique… pour tous ceux qui aiment la liberté ! »
Au pays de l’oncle Sam, c’est Tom qui a marqué plusieurs générations de gamins occidentaux au début des années 80. Non, pas le Tom du bouquin de Mark Twain, mais celui du dessin animé d’Hiroshi Saito. Combien de mômes en culottes courtes, du fond d’un canapé, ont rêvé de s’essouffler dans les plaines du grand centre américain, la salopette râpée et les bretelles tendues, du foin dans les cheveux, des soleils dans les yeux ? Cette Amérique, mon Amérique, c’était celle de l’enfance éternelle et du temps qui s’arrête.
« Pour Tom comme pour nous, l’« l’espace, c’est tout »
« Space is everything », m’avait un jour solennellement confié un hippie hollandais au visage raviné de ses yeux saturés de marijuana, au fin fond du Népal, sous le dessin magique et colossal des hauteurs himalayennes. L’ « espace », le premier souffle de la liberté – allez, Tom, galope dans la prairie ! Ce doux dingue et batave ne me parlait pas d’Amérique, et pourtant… Les étendues à perte de vue, balayées par les vents ou caressées par un soleil couchant. Ces distances sans fin qui laissent rêver, en trompe‐l’oeil, d’une liberté sans horizon… lors même qu’elles vous enferment dans leur immensité. C’est cette angoisse profonde qui étreint Richard Gere et son regard azur dans Les Moissons du ciel. Si ce film de Terrence Malick, un chef d’œuvre, semble faire la part belle à la photo grand angle du touriste suant dans les majestés panoramiques américaines, il se montre en fait d’une finesse parfaitement nuancée : au milieu des champs de blé d’un grand propriétaire texan, loin de tout, l’homme n’échappe ni à sa nature, ni à la nature. Entre deux moissons, Richard pousse sa fiancée à se marier avec le dit‐propriétaire mourant pour toucher le pactole. Vanité des vanités.
« Space is everything », mais cet espace, quand on en manque, on le fabrique. Mon Amérique, c’est peut‐être aussi ça… L’espace artificiel qui pue le fric et la consommation. New‐York et la verticalité des tours vitrées qui piquent, de leurs antennes télés, le bleu du ciel dans leur noirceur sale et polluée. Des bureaux peroxydés aux relents de faux cuir, de plante javellisée et de plateau laqué, qui conquièrent l’atmosphère, salissent d’actions en hausse ou de profits en baisse la lumière qu’ils traquent, étendant l’ombre au pied de leur silhouette gigantesque. Dans cette ombre, je vois rôder le spectre de Patrick Bateman, son costume Valentino et ses lunettes Oliver Peoples, errant de club en club, de J&B serrés en Absolut on the rocks. De viols en meurtres. Bateman, c’est ce yuppie new‐yorkais qui parcourt les pages d’American Psycho, le seul roman valable de cette deuxième moitié du XXème siècle. Gémonie fataliste d’une société déshumanisante. Pendant que Tom et Richard batifolent dans la plaine, Patrick, lui, tue. Il manque d’espace, alors il se l’invente à grosses doses de Valium.
« Bateman manque d’espace, alors il se l’invente à grosses doses de Valium »
Et, parce que « l’espace, c’est tout », quand on est prisonnier du grand comme du petit, on essaie de casser ses limites. Edward Hopper, l’un des chantres du réalisme américain, tentait de peindre « la conscience des éléments en‐dehors de la scène ». Mais chacune de ses toiles, dont l’une, d’ailleurs, a inspiré Malick dans Les Moissons du ciel, imposent un confinement dans l’espace qu’elles occupent. Réinvention permanente de nouvelles frontières. Même quand Jackson Pollock tente de les abolir. Pollock, LE peintre qui a fondé l’art américain en un jet de peinture, de coulures en giclures, qui « débordent du cadre, dépassent les frontières du temps et de l’espace », disent les critiques, en toiles monumentales figuratives non d’objets, mais d’états intérieurs… Une quête un peu vaine ? Les Pilgrim Fathers, lorsqu’ils ont débarqué sur les côtes pluvieuses de Nouvelle‐Angleterre, affamés et souillés, touchés par le scorbut au terme d’un éreintant périple, nous ont créé un tout nouvel espace : le Nouveau Monde. Ils ont ainsi repoussé leurs frontières physiques, nos frontières morales… et celles du peuple indien.
Mon Amérique, c’est celle‐ci. Peut‐être est‐ce la vôtre aussi. Une Amérique aux nuances paradoxales que l’on pourrait aimer à pied, mais dont on parcourt plutôt les kilomètres de bitume au volant d’une vieille Corvette pétaradante. L’esthétique de la liberté. De l’espace. Elle est… la Candy de Lou Reed, que je ne pouvais éviter alors qu’il vient de pénétrer dans l’espace inconnu de la mort : « La femme de tout le monde… dans une backroom. »
A voir :
Tom Sawyer, dessin animé d’Hiroshi Saito (1980)
Les Moissons du ciel, réalisé par Terrence Malick (1978),
avec Richard Gere, Brooke Adams et Sam Shepard
A lire :
Les Aventures de Tom Sawyer, Mark Twayn (1876)
American Psycho, Bret Easton Ellis (1991)
A contempler :
Maison au bord de la voie ferrée, peint par Edward Hopper (1925)
Convergence : number 10, peint par Jackson Pollock (1952)
A écouter :
Symphonie numéro neuf en mi mineur, Antonin Dvorak (1891)
Walk on the wild side, Lou Reed (1972)
Publié le mercredi 1 janvier 2014 à 01:36