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Venus, Venise et la résurrection

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« Le mal est une néces­sité. C’est lui qui attise le feu du vrai génie. »

L’été est souvent saison de décou­vertes dans les vies de chacun. Découvertes humaines, décou­vertes cultu­relles. Découvertes, car le temps s’y ralentit par la longueur du jour, la pesan­teur du climat et les congés posés, ici, là, nulle part. Le temps qui s’écoule lente­ment – mais toujours trop rapi­de­ment – permet de rece­voir les mouve­ments de la vie avec une faci­lité plus grande et rend malléables les barrières et les rigi­dités person­nelles ; c’est l’émotion pour le mouve­ment de l’âme, c’est l’imprévu pour le mouve­ment de ce que l’on prévoit. Un peu comme le sable qui, en séchant au soleil, rede­vient fluide et coulant. 

Plus jeune, l’une de mes grandes décou­vertes esti­vales fut un voyage, au bout de la nuit, en compa­gnie de Louis‐Ferdinand Destouches. Découverte de toute une vie. Cet été, une autre, majeure, a imprégné ma serviette de plage de ses images, de ses dialogues, aux côtés de la sali­nité marine. Un ami m’a offert un film, en vue de couper Jeux Olympiques et US Open par le tran­chant d’une expé­rience esthé­tique rare. « Mort à Venise ». Les passionnés de cinéma ne manque­ront pas de recon­naître l’œuvre de Visconti, adaptée du roman de Thomas Mann. Une décou­verte boule­ver­sante, autant qu’inspirante ; elle m’insuffla créa­tion, réflexion, écri­ture, un peu comme l’enthousiasme emplis­sait le poète en des temps très antiques – certes, une vision « rom‐antique ».

« Rien n’est aussi stérile qu’une bonne santé »

Il y a un an, à la fin de l’été, Venus Williams vivait sa propre décou­verte. Une décou­verte extrê­me­ment doulou­reuse, souf­flant le chan­ge­ment en rafale dans sa vie de spor­tive : une maladie auto‐immune, le syndrome de Sjögren, « affec­tant [son] énergie et qui provoque une fatigue et des douleurs arti­cu­laires ». Prise entre le soula­ge­ment d’enfin nommer son mal et la dévas­ta­tion liée aux consé­quences d’un diag­nostic poten­tiel­le­ment mortel sur le plan sportif à 31 ans passés, Venus se reti­rait du circuit pour une durée indé­ter­minée, afin de se soigner en une conva­les­cence forcée.

Mort à VeniseGustav Von Aschenbach est un compo­si­teur et chef d’orchestre en proie au mal : une recherche de la perfec­tion pleine d’inanité, qui aboutit à un échec musical absolu lorsque la première de son œuvre ultime rencontre quoli­bets et sifflets sur la scène vien­noise – à moins que ce n’en soit une alle­mande, je ne m’en souviens plus –, c’est le chef d’œuvre inconnu raconté par Balzac des décen­nies plus tôt ; des problèmes cardiaques, qui le poussent à la retraite et au repos dans un hôtel du lido véni­tien. Dans l’ennui et la souf­france, il prend peu à peu conscience de la vanité de sa quête, une quête de perfec­tion, une quête du Beau, une quête d’absolu – l’Azur mallar­méen. Le mal est profon­dé­ment ancré en lui et se dévoile par une atti­rance coupable, mais irré­pres­sible, qu’il ressent pour un jeune adoles­cent polo­nais, Tadzio. « Rien n’est aussi stérile qu’une bonne santé », se rappelle‐t‐il des propos d’un ami cher. « Et plus encore lorsque la santé de l’âme n’a rien à lui envier. L’art se moque de la mora­lité person­nelle. »

Venus n’a pas nié sa maladie. Elle l’a peu à peu acceptée. Reçue. Comprenant, en profon­deur, qu’elle se devait d’évoluer et de changer sa vie, non pas en fonc­tion, mais en cohé­rence avec elle‐même, le syndrome de Sjögren en étant désor­mais consti­tutif. « Avec la matu­rité, arrive un point où vous commencez à réaliser que vous ne pourrez pas tout vaincre », explique l’aînée des sœurs Williams. « Pour moi, c’est ce qui doit vous permettre de vivre votre vie sans regrets. A partir de là, je savais que si j’avais la plus petite chance de frapper à nouveau la balle, je foncerai. » Une prise de conscience déci­sive, profonde et méta­mor­pho­sante, qui ne se feint pas, mais qui se digère doulou­reu­se­ment, sans pouvoir se vomir. « Ca prend du temps, d’accepter. Au début, vous vous dîtes : « Demain, je me réveillerai et peut‐être sera‐ce parti. » Mais ça ne fonc­tionne pas comme ça. Le temps est néces­saire, vous ressentez les symp­tômes sans cesse et sans cesse. Jusqu’à ce que vous réali­siez : c’est vrai. »

« Rien n’est aussi stérile qu’une bonne santé »

Gustav le réalise, en même temps qu’il découvre que Venise est rongée par le choléra asia­tique. Il intègre sa passion coupable, son atti­rance viciée, pour­tant assu­jettie à la Beauté. Il l’intègre, mais ne l’accepte ni dans son entiè­reté, ni ne la concré­tise – et ne fait que rêver des paroles échan­gées avec le jeune Tadzio. Il retrouve néan­moins l’inspiration et compose, dans une contem­pla­tion fréné­tique, porté à l’effort créa­teur par son mal inté­rieur. Jusqu’à cette scène finale : allongé dans un transat en bord de plage, maquillé, pomponné, il voit sa Muse et pandémie s’avancer dans l’eau d’une lagune se confon­dant avec le sable aux reflets du soleil. Il tend la main, comme Dieu vers celle d’Adam sous les pinceaux de Michel Ange… sauf qu’Adam-Tadzio, ici, reste statique tourné vers l’horizon. Et Gustav meurt, effrité, usé, rongé. Effrité, usé, rongé, mais dans une jouis­sance finale orgas­mique. Il ne crée plus, mais son mal le fait note d’une immense symphonie.

Venus WilliamsVenus, elle, est allé jusqu’au bout du chemin. Abnégation, courage, vertu et volonté, appelez ça comme vous voulez. Une posture debout et non assise ou figée dans un transat faisant face au déla­bre­ment progressif d’une ville et d’une vie. Elle est revenue de très loin, forte d’une humi­lité qui fait dire à sa sœur, Serena : « Après avoir vu ce que ma sœur a vécu, j’aurais honte de me plaindre de quoi que ce soit. » « Maintenant que j’ai accepté ma situa­tion, ça m’aide beau­coup dans la manière dont je prépare mes matches », avance Venus. « L’état d’esprit dans lequel je dois être. J’ai fait une longue route menta­le­ment, émotion­nel­le­ment et physi­que­ment cette année. Je ne suis plus inti­midée par ce que j’ai, j’ai appris à jouer avec. Je suis sûr que je suis au début d’un véri­table appren­tis­sage. » Sa jouis­sance à elle, c’est le court, la balle, la raquette et ses univers person­nels, jamais bien loin. Non un intou­chable absolu, main sur la hanche, blon­deur au vent. Les pieds dans l’eau.

« Ce qui ne vous tue pas vous rend plus fort » ? Si Aschenbach n’y a pas survécu, Venus Williams, elle, en est devenue une femme nouvelle. Une femme faite d’amour et faite de compas­sion, quand elle pouvait, aupa­ra­vant, paraître anti­pa­thique dans sa puis­sance, son impas­si­bi­lité et un rapport à la victoire quasi‐attilesque. Fragile, déli­cate, mais sereine, avec ses compas longs comme le Mississippi, elle est, pour­tant, j’en suis sûr, beau­coup plus forte qu’avant. Un lecteur, ces jours derniers, parlait de Maria Sharapova, comme arché­type actuel de la trans­for­ma­tion. Avant, après. Une Maria dont l’image s’est teintée de tendresse suite à tous ses problèmes physiques en 2008. Une Maria émou­vante, jusque dans ses bonds et ses larmes sur la terre pari­sienne, au mois de juin dernier. Elle l’était pour­tant avant, mais elle s’est révélée, à elle‐même et aux autres, par l’épreuve et la douleur. Venus, aujourd’hui, se dévoile à mes yeux d’une façon simi­laire. Désormais, peu importe qu’elle gagne ou qu’elle perde ; elle est présente, belle dans son huma­nité, bien au‐delà du tennis, bien au‐delà du sport.

Elle n’est ni Tadzio, ni Aschenbach. Mais le lido enso­leillé. Et la preuve qu’homme et mal épousés créent parfois plus de vie que de mort. Visconti avait tort. Et Venus le raconte.