Des internautes nous ont envoyé deux textes intéressants sur le tennis et l’évolution qu’ils constatent. Adeptes d’un certain jeu, ils refusent l’uniformité des styles, des surfaces et le stéréotype d’une manière générale. Et prônent une variété, sous l’égide de l’inspiration, une inspiration quasi‐artistique… Avec, en toile de fond, l’éloge d’un Roger Federer, face au mastodonte Novak Djokovic.
Ils nous ont proposé de publier leurs réflexions. A la Rédaction, nous les avons trouvées intéressantes. D’autant qu’elles s’insèrent dans un débat général, après une finale Murray‐Djokovic, à Melbourne, que beaucoup ont trouvé soporifique. On vous laisse en débattre, même si le sujet à déjà été énormément balayé. Quoi qu’il en soit, l’initiative mérite d’être saluée. Bravo !
Manifeste pour un tennis humain… par Mato’S
Comme beaucoup d’autres, ou du moins je l’espère, j’ai la triste sensation que le tennis comme le pratiquent Djokovic, Murray, Berdych, Del Potro et consorts ne peut être que nocif pour le tennis d’abord, pour le sport ensuite, et enfin pour l’idée que je me fais de l’humain.
Pour nombre de commentateurs, consultants et experts, cette nouvelle ère du jeu où la faute, la faille ou encore la fatigue semblent devoir être considérées comme des anomalies, cette nouvelle manière d’envisager le tennis donc, semble forcer le respect et l’admiration. Et pourtant… que nous apporte cette évolution ? Que nous apporte cette volonté de repousser, par des moyens de plus en plus sophistiqués, régulés, décortiqués, calculés, optimisés, les limites du jeu ? Que nous apporte donc, à nous spectateurs, mais aussi à nous joueurs, et à nous Hommes, cette quête irrationnelle visant à supprimer l’erreur et à bannir les limites physiques de notre corps ? Car ce que nous proposent les chantres de la performance à tout prix n’est rien d’autre, finalement, qu’une transposition dans le sport de haut niveau de la folie des hommes, celle qui recherche à tout prix le contrôle du monde physique et de celui de nos émotions. Un rêve de contrôle total de nos corps et de nos psychés, au détriment de l’expression de notre humanité.
Jusqu’à il y a peu, les circonstances faisaient que l’arbre cachait encore un tant soit peu la forêt, Federer et Nadal affrontant encore des Djokovic, Murray, voire des Tsonga dans les grands rendez‐vous. On avait alors droit à des oppositions, sinon de style, du moins de caractères. D’autres encore, de par leur douce folie, leur capacité à aller au bout d’eux‐mêmes ou leur génie s’exprimant par fulgurances, nous préservent encore de l’avènement prochain d’un tennis machiniste. Je pense à des Dolgopolov, à des Monfils, à des Gasquet, des Tommy Haas, des Llodra, ou en leur temps, à des Miloslav Mecir, Marat Safin, Fabrice Santoro ou Gustavo Kuerten. Mais si l’avenir doit nous mener à une répétition de matches sans saveur tels que nous l’ont réservées les finales de l’US Open ou de l’Australian, alors… Ce dimanche je n’ai pas pu tenir un seul set. Je ne pouvais simplement pas regarder, pas supporter de voir ces deux caricatures de l’ère technotennistique taper inlassablement et de toute leurs forces du fond du court. Ni de voir Djokovic s’époumoner et s’encourager avec le visage déformé par la rage et la fureur de vaincre à tout prix, avec l’air de celui qui se croit une sorte de demi‐dieu pour avoir révolutionné le tennis à base de récupération ovoïde et sans gluten.
La nouvelle ère du tennis interdira aux justes et aux intègres, aux hérauts du panache et du courage, aux esthètes et aux magiciens, et aux porteurs des valeurs Effort et Pureté du geste, d’accéder au Graal de la suprématie sur le tennis mondial. A la place, ce seront les prophètes du tennis 2.0, celui de l’optimisation du jeu, de la scientifisation de la récupération, celui qui ne laisse place ni aux hasards du jeu ni aux aléas du physique, celui de la robotisation des gestes et des chairs, ce seront eux qui occuperont les sommets de la hiérarchie. Nous passons peu à peu d’une époque où le tennis était un sport à une ère nouvelle où le tennis devient une science. Pour perdre tout ce qui en fait la beauté et la passion.
Le tennis est beau parce qu’il confronte un homme à sa propre humanité, à ses propres limites. Peu importe finalement le résultat ou la qualité du jeu… Ce qui fait un grand match n’est pas la qualité du jeu. Ce qui fait un grand match est l’affrontement de deux Hommes se livrant un combat l’un contre l’autre autant que contre eux‐mêmes. A travers la lutte intense qu’on mène contre soi, on se découvre une autre force, on expérimente son corps, on se découvre des ressources mentales encore inexplorées. On part à la recherche de sa condition d’humain à travers la confrontation avec la Nature, matérialisée pour l’espace de quelques heures par un court, une raquette et un filet… Car ça n’est que dans ces circonstances que le tennis cesse d’être un jeu ou un sport, pour devenir une quête d’absolu, dans l’effort et le dépassement de soi, une quête de l’essence de notre humanité. Le tennis devient alors un moyen d’accéder à la compréhension de notre condition.
Pensons à ces joutes tragiques, pensons à ces moments où, portés par une assemblée d’âmes spectatrices en proie à la même euphorie et à la même passion, deux hommes se livrent un combat épique. Sommes‐nous fascinés par la performance physique ? Sommes‐nous subjugués par l’exactitude de leur jeu ? Et eux, marathoniens superbes d’abnégation et de courage, sont‐ils transcendés par la possibilité de réussir le coup parfait ? Sublimés par la victoire qui semble accessible ? Non, ce qui émeut et ce qui transporte, dans ces moments fragiles, presque intangibles, c’est bien la rencontre qui a lieu, pour l’espace de quelques instants, entre l’homme et ses limites.
Pensons à cet affrontement entre Andy Roddick et Younes El Aynaoui lors d’une chaude soirée australienne de 2003, pensons à Roger Federer jouant plus qu’un titre contre Rafael Nadal dans le soir tombant du Londres de 2008, pensons encore à Pete Sampras vomissant à même le court contre Alex Corretja, ou plus récemment à Gaël Monfils et Gilles Simon, sublimes combattants de l’absolu… Mais combattant quoi ? Combattant qui ? Le seul adversaire n’est autre que soi‐même, en lutte avec les confins de nos capacités, celles‐là mêmes qui ont été circonscrites par la Nature.
Le tournant que prend notre sport aujourd’hui reléguera ces luttes quasi‐mythologiques à un passé qui deviendra bientôt hors d’atteinte. La révolution de l’optimisation technologique, logistique et physique du tennis nous offrira des luttes entre non pas deux esthètes, mais deux athlètes cyborg, incapables d’accéder à l’essence de ce que devrait être le tennis, car incapables de se confronter aux limites de leur humanité, et de les dépasser pour écrire leur histoire et l’Histoire. Incapables car l’ensemble du processus de scientifisation du tennis les aura déjà amenés à dépasser leurs limites. Mais des limites franchies non pas grâce au dépassement de soi, dans une épopée dramatique visant à surmonter notre condition humaine, mais à cause du mécanisme implacable de la machinisation et de la technicisation des corps induite par la logique toute‐puissante du haut niveau. Et sans leur procurer, ni nous apporter, ce qui fait l’essence et la beauté du Tennis : se dépasser, tout donner, tout donner, tout donner… et faire d’un court l’écrin magique et éphémère du Divin.
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Publié le vendredi 1 février 2013 à 09:58