Nicolas Mahut aime les médias et les médias aiment Nicolas Mahut. Et on se rappelle forcément de cet entretien fleuve au Tennis Club de Paris comme son match face à Isner. L’art d’un sportif de haut‐niveau est aussi de savoir nous faire passer des émotions et dans ce registre l’Angevin excelle autant que lorsqu’il doit claquer une volée. Pour ce numéro 19, on avait même prévu la Une pour son exploit avant que Rafael Nadal ne gagne l’US Open. Heureusement, on avait rectifié le tir en lui offrant cette couverture avortée, espérons qu’elle est accrochée dans son Hall of Fame à lui.
Match exceptionnel, donc format, exceptionnel, confinement oblige, voici donc l’intégralité de cet entretien à jamais gravé dans le marbre comme son match.
L’intégrale
Nicolas, avec le temps, est‐ce que ce n’est pas mieux de l’avoir perdu, ce match contre John ?
Non… J’y penserai toute ma vie. Les témoignages des gens montrent que, finalement, oui,
le résultat leur importe peu. Ce qu’ils retiennent, ce n’est pas la victoire, ce n’est pas la défaite, c’est l’intensité, le combat et la manière dont on a dépassé nos limites… D’ailleurs, certains me félicitent tout naturellement pour ma victoire : ils ne se rappellent plus que j’ai perdu. Ça montre aussi que notre match a touché énormément de monde et des gens qui ne connaissent rien au tennis. C’est vrai qu’on me parle d’ « exemple pour le tennis », etc. Mais moi… Je garderai la défaite gravée. Le résultat était primordial : c’est l’idée de la victoire qui m’a poussé à aller au bout de moi‐même. Si j’ai pu aller aussi loin, c’est parce que je voulais gagner ce match, absolument.
Sans toi, il n’y a pas ce match‐là…
Nous deux ! Il a fallu un concours de circonstances improbable pour atteindre ce résultat‐là, un niveau de jeu aussi élevé et une concentration aussi intense et, ce, simultanément.
Au final, d’ailleurs, c’est votre niveau de concentration, plus que votre niveau technique, qui est impressionnant…
Oui, c’est sûr. Déjà, au vu des statistiques, le tennis ne rentre plus en compte. Les chiffres
ne veulent plus rien dire, on n’est plus dans l’ordre du possible. Moi, j’avais le sentiment
d’être dans un état second. Je ne savais plus où j’étais. Il y avait John [Isner] en face de moi ; et il y avait mon clan, auquel je m’attachais et que je regardais souvent. A certains moments, je doutais, je me posais des questions : je ne savais plus où j’en étais. Et c’est en regardant mon clan, ces gens qui étaient là pour moi, en les voyant m’encourager, que je repartais au combat : j’allais prendre ma serviette, j’essayais de me rattacher à des choses simples pour rester dans le match, continuer la lutte, éviter la frustration et évacuer les doutes. Les gars sont là, debout, jusqu’au bout. Je ne suis pas tout seul. C’était primordial. Au bout de sept heures passées à encaisser des aces, tu ne vois plus de
solutions. A chaque fois que tu recolles au score, tu tentes, tu tentes, mais le résultat est toujours le même : tu marques un point, puis deux, avant de prendre deux aces et deux services gagnants. Le doute et la frustration me guettaient à l’issue de chaque jeu et c’est mon clan qui me permettait de rester dedans.
Et les changements de côté, ça aide à la concentration ?
Le retour sur la chaise, tous les deux jeux, c’était un moment privilégié. Derrière, je savais devoir servir pour rester dans le match, donc je prenais le temps de souffler, de me vider. Dans les moments de creux, je me rattachais à des gestes simples, comme jeter ma serviette sur l’épaule, et ça me remettait immédiatement dans ma concentration, ça me permettait de rester dans ma bulle. L’intensité de ma concentration, je ne l’explique pas. Je ne comprends pas comment ça a pu être possible, je ne sais pas si ça peut exister consciemment.
Tu avais des rituels pour t’aider à maintenir le même niveau de concentration ?Oui. (On lui montre une photo.) D’ailleurs, on voit très bien mon état de concentration, là. J’ai deux serviettes : aux changements de côté, il y en a une que j’ai sur les épaules, l’autre que je mets sur les genoux ; la première, je la laisse sur le dossier de ma chaise, la seconde, je l’emmène avec moi. C’est toujours la même que je prends quand je reviens vers ma ligne de fond. J’ai choisi d’utiliser deux serviettes à un moment donné, parce que le match durait. Celle que je mettais sur les épaules, de temps en temps, je la posais sur ma tête. Plus ça allait, plus il y avait de journalistes et de photographes… L’espace et mon champ visuel se rétrécissaient. Cette serviette, sur ma tête, me permettait de ne rien voir et de me recentrer. Je me forçais à répéter toujours les mêmes gestes, à conserver les mêmes rituels. Ce jeu des serviettes, je l’ai répété un nombre incalculable de fois.
Et le choix des balles, c’est un rituel ? On voit souvent les joueurs faire ces gestes de manière très précise…
Oh que oui ! Moi, je prends deux balles du même ramasseur, puis j’en prends une autre du deuxième. J’en ai toujours trois en main, pour n’en garder que deux. Et quand je rends les balles au ramasseur, je fais en sorte qu’ils en aient le même nombre en main. Avant de les glisser dans ma poche. C’est un rituel systématique. Technique également, au sens où ça me permet de choisir ma peluche ; mais psychologique et tactique surtout, puisque ça me permet de me concentrer et de définir ma stratégie au service.
Tu n’as pas plus de mérite que lui, d’ailleurs ? Dans le cinquième, tu es constamment dos au mur, tu sers pour rester dans le match… On sait ce que c’est quand on joue au tennis !
C’est sûr, j’ai servi plus de 50 fois pour rester dans le match. Et cette performance, oui, c’est l’une des choses dont je suis le plus fier ! En même temps, le fait de jouer contre lui, sur gazon… Il est dans les 20, moi, je suis 150. Dès le départ, je sais à quel point c’est déséquilibré.
Ce match, tu ne pouvais le sortir que sur gazon, dans ton jardin… Tu n’aurais pas eu la même volonté sur une autre surface, non ?
Déjà, je pense qu’on n’aurait pas tenu sur une autre surface. Imagine sur dur : les articulations, les chocs, les impacts… On se serait fait très mal. Quant à la terre… Physiquement, l’un des deux aurait lâché. D’ailleurs, ce qui est paradoxal, c’est qu’on réussit le match le plus long de l’histoire du tennis sur une surface dite
la plus rapide.
Vous terminez à 70–68. Ce score, il porte du sens : 1968, c’est le premier Wimbledon de l’ère Open ; et 1970, c’est l’instauration du tie‐break.
Alors… Que réponds‐tu à ceux qui parlent d’un match trop long, de la nécessité du tie‐break en Grand Chelem ? C’est faire offense à ce que vous avez réalisé ?
Sans aller jusque là, je ne partage pas du tout leur avis. Si ce match est entré dans l’histoire du sport, c’est justement parce qu’il n’y a pas eu de tie‐break. On a été interrompu deux fois par la nuit – pas par la pluie ! –, tout ça rend ce match
incroyable ! Ca a fait une pub’ monstre pour le tennis. On a vu des émotions, des joueurs qui allaient au bout d’eux-mêmes… S’il y avait eu un tie‐break, le match se serait fini sept heures plus tôt et il n’y aurait pas eu tout ça. Alors, oui, c’est sûr, d’un point de vue tennistique, le tournoi s’est arrêté là pour John [Isner], comme pour moi. Il a perdu au tour suivant en une heure et quelques ; il ne pouvait plus servir. Quant à moi, on l’a vu, je me suis blessé la semaine d’après, à Newport. Mais ces conséquences‐là n’ont aucune importance. Ce qu’on a réalisé dépasse le cadre du tennis, celui d’une simple performance. Au final, du tournoi, on a retenu le nom du vainqueur, celui du finaliste… et les
deux nôtres !
Tu as digéré maintenant ? Quel recul as‐tu, désormais ? Où en es‐tu physiquement ?
Je ne passe pas un jour sans y penser. Je suis en train de digérer. Mais il y a des moments où je ne me sens pas bien, dans un état étrange… Ce qui est marrant, c’est que je n’étais pas du tout fatigué après le tournoi. En tout cas, je ne ressentais pas de fatigue. Mon corps, par contre, si. Je pense qu’il a compensé tout ça et, depuis, j’ai une petite lésion aux côtes qui a du mal à guérir. En tout cas, moralement, j’essaie de m’appuyer sur ce que j’ai pu réaliser : ça va m’aider, c’est sûr, une fois que je l’aurais digéré,
tant psychologiquement que physiquement.
Et ton statut par rapport aux autres joueurs ? On a entendu des commentaires plus qu’élogieux de Rafa, de Roger, de gens qui aiment le tennis…
Tu sens que leur regard a changé ?
C’est sûr et c’est une grande fierté ! En termes de reconnaissance, c’est mieux que de gagner un tournoi. Je suis, désormais, estimé et respecté pour ce que je suis et ce que j’ai réalisé et, ça, c’est une très grande victoire. Jusque là, j’avais eu quelques résultats, j’avais fait quelques petits trucs – une carrière honorable, quoi – mais rien qui devait rester dans les mémoires. Aujourd’hui, ce match‐là, on ne l’oubliera pas et j’y serai toujours associé. J’ai gagné du respect.
Qu’est-ce qui s’est passé après ? Il y a quelque chose qui s’est créé entre John et toi ?
Ce qui est bien, c’est qu’on a toujours été associé par la suite. C’est rigolo, d’ailleurs,
parce qu’on ne se connaissait pas du tout avant ! Et puis, après ce match, on s’est envoyé des mails, etc. Par contre, on ne s’est pas recroisé à Wimbledon : moi, je préparais mon double, lui, il était en conf’ ; derrière, il a joué son simple, il a perdu et il est reparti. Comme je ne me rappelais plus si je l’avais félicité – c’était flou dans ma tête –, je lui ai envoyé un long message pour le faire, également le remercier pour son fair‐play tout au long du match… Et puis, sans lui, je n’aurais pas vécu cette expérience et appris tout ça sur moi. Il a été vraiment super et m’a répondu un très beau mail. En tout cas, à chaque fois qu’on est interrogé sur le sujet, on parle toujours de l’autre. Il fallait être deux pour faire ce qu’on a fait.
Quelle a été ta recette pour maintenir le même niveau de concentration durant trois jours, malgré les interruptions ?
Mes coaches ont été excellents. Durant ces trois jours, ils ont fait en sorte que je reste dans ma bulle, ils m’ont empêché de me projeter vers autre chose que la victoire. Je ne suis pas sorti du cadre qu’ils m’avaient fixé. Je recevais 50 messages par jour, je n’en ai lu
aucun. J’étais dans mon match, à penser à la récup’ et je n’avais pas du tout conscience de ce qui se passait autour. J’avais l’habitude d’acheter L’Equipe tous les matins pour avoir des nouvelles de la Coupe du Monde : même si j’étais en Une, je n’ai pas lu les pages qui m’étaient consacrées dedans. En tête, je n’avais qu’une chose : mon match et encore mon match. Et comment j’allais faire pour le remporter.
On t’a très peu vu te nourrir au cours de la rencontre… Tu étais vraiment focalisé sur cet objectif ?
C’est vrai. J’ai grignoté quelques fruits secs, j’ai bu énormément de boissons… Mais je n’avais pas faim et, à aucun moment, j’ai senti une fringale. C’est ce qui rend cet état‐là vraiment surprenant. Même le soir du deuxième jour, à 23 heures passées, je n’ai presque rien mangé. Quand je suis retourné sur le court le lendemain à midi, je n’avais rien avalé non plus. J’étais en dehors de toute considération de faim, de soif ou de fatigue. On peut dire, d’une certaine manière, que j’étais dopé à l’émotion.
Tu t’es rendu compte, pendant la rencontre, de l’image du tennis que vous pouviez donner, de l’impact en termes de valeurs ?
Sur le moment, non, je n’y ai pas pensé. Je n’ai fait que chercher des solutions pour gagner ; le reste était secondaire. D’autant qu’avant, j’avais tendance à m’éparpiller… Les éléments extérieurs –photographes, fautes d’arbitrage… – me déconcentraient facilement et très fréquemment. Et, là, il s’est passé un truc, j’ai eu l’attitude que je rêvais d’avoir sur un court de tennis. J’étais dans un état second ; j’avais décidé qu’il ne pouvait rien m’arriver. Du coup, après, je me suis dit que ça devait être assez fort en termes de valeurs. Il y a sûrement eu beaucoup de jeunes qui ont vu ça et s’ils peuvent faire, à leur niveau, le parallèle avec ce match, c’est super ! L’investissement, le travail, le plaisir – parce que j’ai pris beaucoup de plaisir dans la difficulté ! –… J’en ai discuté un peu avec le fils de
ma copine et j’ai pas mal insisté là‐dessus : le plaisir dans le combat. C’est important, notamment au niveau de la scolarité. Et puis, oui, je pense qu’on a aussi
véhiculé des valeurs de fair‐play, de respect, tant de l’adversaire que du public…
« On a 15 minutes de gloire dans sa vie », comme le disait Warhol. Toi, c’est 11h05 et ce ne sera pas une gloire passagère…
Oui, très certainement, ça va rester dans les annales. Et ça arrive dans l’endroit qui me fait le plus rêver au monde, le temple du tennis, sur ma surface, là où j’ai remporté mon titre junior… C’était mon instant de gloire, c’est sûr. J’en aurai d’autres, j’espère (rires) !
Et puis ça s’est passé au moment où l’équipe de France de foot était en Afrique du Sud… Ca a amplifié le phénomène.
Tu penses pouvoir revivre ce type d’émotions ? Il existe
un équivalent à ce que tu as ressenti sur le court ?
Non. Ca n’existe pas. Evidemment, j’imagine que gagner la Coupe Davis, ça doit procurer des sensations incroyables. Des objectifs et des réalisations extrêmement élevés, également. Mais, en termes d’émotions, avec ce qui s’est passé sur le terrain… Je ne pense pas qu’il y ait d’équivalent. D’ailleurs, c’est ce qui rend la chose difficile pour moi : passer à autre chose, me dire que je vais vivre d’autres grands moments, mais qui ne seront jamais
comme celui‐là…
Tu as eu des messages qui t’ont touché, que tu n’attendais
pas, après la rencontre ?
Oui, j’ai eu un message de Rafa, le jour même… Lui aussi avait gagné en 5 sets, c’était assez tard le soir.
Pourtant, tu es plus fan de Roger que de Rafa, non ?
Ecoute, je pense qu’on a la chance d’avoir, sur le circuit, deux joueurs exceptionnels et complètement différents. Avec leur présence, leur charisme et leur qualité, ils apportent énormément au tennis. Federer, c’est sûr, c’est le tennis dans toute sa classe. Mais, moi, je suis aussi complètement fan de Nadal et de sa combativité.
Tu serais capable de le regarder, ton match ?
J’ai demandé les DVD de la rencontre, mais je ne les ai pas encore ! En même temps, je ne suis pas sûr d’être capable de regarder les 11 heures… Je me ferai les plus beaux
moments ! Et le premier jour, vu que je n’ai plus trop de souvenirs. Après, j’imagine que c’est un peu chiant à regarder : il y a des aces à tout va, des services gagnants…
Remarque, c’était aussi un moment particulier. Pour les gens, ça devait être sympa à partager en famille, avec ses amis.
Tu ne crois pas que tu aurais pu terminer le match avant la
deuxième interruption ?
Peut‐être… Dans l’idéal, j’aurais voulu qu’on ait deux heures de plus à jouer. Je le sentais las, j’avais le dessus et le sentiment qu’il commençait à être vraiment touché. Mais la fatigue aidant, on voyait vraiment de moins en moins. J’étais gêné au service, je venais de faire deux doubles et de sauver une balle de match… Je suis allé voir le superviseur ; il m’a dit qu’on avait le choix : soit on jouait cinq minutes ou deux jeux, soit on s’arrêtait maintenant. Bon… Deux jeux… Ca faisait déjà sept heures qu’on jouait, on n’arrivait pas à se départager… Si l’un de nous deux perdait à ce moment‐là à cause des conditions ou après une double, ça aurait été terrible. C’est pour ça que j’ai préféré arrêter. Je ne voulais pas que ce moment soit gâché…
C’est toi qui as pris la décision ?
Moi, je vois vraiment très mal quand il commence à faire sombre. A 58–59, j’ai fait deux doubles fautes, je commençais à avoir de vraies difficultés au service. Si ça s’était
fini comme ça, je l’aurais très mal vécu. On s’est rapproché du filet, je lui ai dit : « Ecoute, j’ai du mal quand je lance la balle, je vois moins bien. » Il me répond : « Si tu vois moins
bien, c’est simple, on arrête. » Il a été super, franchement. Il aurait pu refuser, continuer… D’ailleurs, même dans la victoire, je trouve qu’il a eu une très belle attitude. Il n’en a pas trop fait et il a tout de suite pensé à moi, me montrant lors même qu’il se faisait applaudir. Je l’ai vraiment trouvé super classe.
Et terminer sur le Central, ça t’aurait plu ? Je crois que
Djokovic avait fini son match…
Oui, j’aurais bien aimé continuer sur le Central, avec la lumière, en night session… Mais le règlement ne l’autorise pas. Le terrain était libre, mais quand on commence un match sur un court, on doit finir sur le même.
Tu crois qu’on peut rapprocher ce que tu as vécu à un autre grand moment de ta carrière : ta double victoire sur Ljubicic et Nadal, au Queen’s, en 2007 ?
Oui, probablement. C’était une sacrée journée : je finis Ljubicic le matin, vu que la veille, il avait plu, et je bats Nadal l’après-midi. Deux victoires de ce calibre en un jour,
ça n’arrive pas souvent dans ta vie !
D’autant que des Français qui ont battu Nadal, ça ne court
pas les rues ! Jo‐Wilfried Tsonga, Gilles Simon, Gaël
Monfils, Olivier Mutis, Thierry Ascione…
En termes de concentration, ce match contre Nadal se rapproche un peu de celui contre Isner. Mais sur une durée beaucoup plus courte. Je pense que pour atteindre
ce niveau de performance, il faut avoir un objectif très élevé mais, quelque part, réalisable. Ce n’est pas : « Demain, je vais gagner l’US Open, l’Australie ou Roland. »
Non, il faut garder un peu de recul. Par contre, ça peut être un objectif ambitieux ; on le rend possible en étant intimement persuadé et confiant en sa capacité à l’atteindre
et c’est de cette manière qu’on crée les conditions d’une performance exceptionnelle. Evidemment, au‐delà de ça, ce match contre Isner n’est pas venu de nulle part. J’étais
bien préparé, c’est sûr, et je baignais dans un environnement favorable – une première victoire à Roland, etc. Mais j’ai surtout rendu proche ce qui semblait très
éloigné : j’étais persuadé que je pouvais gagner alors que
j’étais 150 et, lui, dans les 20 – et qu’il servait à 220 !
Il y a eu des choses qui ont été organisées dans ta région, à ton retour ? Tu es allé faire un petit tour du côté de ton club formateur ?
Non, je n’ai pas eu le temps, mais on m’en a beaucoup parlé. La presse locale, notamment, a bien couvert le match. C’est marrant, d’ailleurs : d’habitude, avant les vacances scolaires, on a des reportages sur les endroits où les célébrités du coin partent pour l’été. Et, là, pour la première fois, on m’a appelé. (Rires)
Et ton interview dans Paris Match ? Ca s’est fait comment ?
C’est Olivia et Sarah [NDL R : chargées de RP] qui ont organisé tout ça. Elles ont fait le tri, au départ, dans les demandes d’interview – il y en avait énormément. Puis, elles ont mis en place une rencontre sur deux jours avec Paris‐Match. On est allé faire un tour de barque dans le bois de Boulogne. Je ne te raconte pas… J’ai le mal de mer, dès que ça bouge un peu je ne me sens pas bien ! On a fait des photos avec ma copine ; puis j’ai eu un entretien avec un journaliste. Ca s’est très bien passé, assez naturellement.
Au départ, j’avais peur que ça soit trop people, mais, finalement, l’interview était vraiment axée sur mon ressenti durant et après le match, sur les répercussions, etc.
Tu aimes en parler, toi ?
Oui et non. Ce qui est sûr, c’est que ça va me suivre jusqu’à la fin de mes jours. J’aime bien en discuter quand j’ai du temps, parce que je comprends l’intérêt des gens et que
j’essaie de partager avec eux cette expérience exceptionnelle. Je souhaite à tout le monde de vivre un jour un moment aussi intense ! Mais il y a un temps pour tout.
Aujourd’hui, à chaque Challenger, on me demande une conférence de presse ; et, inévitablement, on la commence en me parlant de ça. Alors bon… C’est un problème :
quand je suis en tournoi, je suis concentré sur mes matches et mon jeu, j’essaie de rester dans une bulle.
Tu as des flashes, des souvenirs de ce match ?
Oui, ça m’arrive. Quand je suis à l’entraînement, en match… C’est vraiment prégnant. Comme je te le dis, j’y pense tous les jours encore.
Tu crois que ça t’a donné des clefs que d’autres n’ont pas, au niveau de la concentration ? Ca te donne un rôle de mentor par rapport aux jeunes ?Oui, certainement. D’ailleurs, je ne sais pas ce que je ferai après, mais peut‐être qu’on me demandera d’aller parler aux jeunes. Même si je le fais déjà naturellement. Et,
aujourd’hui, c’est sûr que je peux puiser dans ce que j’ai vécu quand je suis en difficulté sur un match. Désormais, oui, j’ai des clefs pour retrouver une concentration et du recul quand ça va mal. Ce sont des choses que j’ai commencées à mettre en place à Newport. Il suffit qu’il y ait un peu de monde pour que je me dise : « Attends, les mecs t’ont vu jouer à Wimbledon, tu ne peux pas te permettre de faire n’importe quoi. » Et hop ! Ca me permet de basculer à nouveau dans une dimension positive.
On en revient à l’idée de mission ou d’exemple par rapport à ton nouveau statut. Il y a des choses que tu ne peux plus te permettre…
Oui, moi, je le ressens comme ça. Et ces valeurs m’interdisent, désormais, de lâcher en match. Le manque de concentration, c’était un de mes défauts majeurs. Techniquement,
on m’a toujours dit que j’avais de quoi faire une belle carrière ; physiquement, j’ai pu démontrer que je suis en forme aussi… Restait le problème de la concentration
et c’est ça qu’il me fallait travailler.
C’est un point de passage pour une nouvelle carrière ?
En tout cas, j’ai toutes les cartes en main. Je n’ai plus d’excuses. De toute façon, je suis persuadé d’avoir encore de belles années devant moi. Autant l’an dernier, je ne savais plus où j’en étais, je pensais la fin proche, j’étais inquiet… J’avais été blessé cinq mois à l’épaule, je repartais pour deux mois au pied… J’étais vraiment très loin. Heureusement, j’ai repris l’entraînement avec les coaches, avec notre groupe… Je me suis nourri de l’expérience d’Arnaud [Clément], qui avait vécu sensiblement la même chose. Ce qu’il apporte, lui, sur le court, à l’entraînement, c’est inestimable. En termes d’intensité, en termes de concentration… Quand on l’a en face, on essaie de le copier, de se mettre au niveau. Il m’a fait énormément progresser. Grâce à lui, grâce au discours des coaches, grâce au travail que j’effectuais de mon côté, je suis vraiment reparti.
Ca te permet de te fixer de nouveaux objectifs ?
Oui, même si ce ne sont plus les mêmes qu’à 20 ans. Quand tu sors des Juniors, tu dois avoir des objectifs à très long terme. A mon âge, ce terme est différent et bien plus court. Déjà, il y a le classement : revenir dans les 100 premiers. Ca passe par des Challengers, par un ou deux tours en Grand Chelem… A plus long terme, j’aimerais aussi réussir un gros coup en double. Aujourd’hui, je joue avec Arnaud [Clément] et j’en suis super content. D’ailleurs, ce qui se passe avec Arnaud sur les grands tournois et avec ERV [Edouard Roger‐Vasselin] sur les Challengers, c’est vraiment bien. Je suis persuadé de pouvoir faire quelque chose et, ce, dès Bercy… Pour moi, le double, c’est vraiment important.
Parlons‐en du double… Toi qui a longtemps joué en double aux côté de Julien Benneteau, comment tu vis votre séparation et sa collaboration avec Michael Llodra ?
C’est marrant que tu me poses cette question… Pour moi, c’est un sujet qui est super délicat, mais je n’ai pas de problèmes pour en parler. Julien, c’est l’un de mes meilleurs amis – on a grandi ensemble, on se connaît depuis qu’on a dix ans, j’ai passé presque plus de temps avec lui qu’avec mon frère dans ma vie… J’avoue que je n’imaginais pas avoir, un jour, un autre partenaire. Mais j’ai été blessé, je suis sorti un peu du truc à un moment donné et, lui, a dû jouer avec d’autres partenaires. C’est aussi à ce moment‐là qu’il a commencé à être très performant en simple et à postuler à l’équipe de France de Coupe Davis. D’ailleurs, je suis super heureux et vraiment fier de voir qu’il arrive à vivre des moments comme ça. Je sais à quel point c’est important pour lui et c’est aussi pour ça qu’il joue au tennis. Sans le jalouser, j’aimerais bien connaitre, moi aussi, ces émotions. Bref, au départ, on avait prévu de jouer ensemble à Marseille, à Roland… Et puis, à Marseille, Guy Forget a réclamé qu’il joue avec Mika, c’était juste avant la Coupe Davis. Il a donc fait un premier choix que je pouvais comprendre, vu que c’était dans l’intérêt de l’équipe de France. Mais ça a été plus douloureux à Roland, où il a fait un deuxième choix. On devait jouer ensemble, il n’y avait pas de consignes du sélectionneur… C’est lui qui, sentant qu’il avait une carte à jouer en Coupe Davis pour former l’équipe de double titulaire avec Mika, a choisi de changer de partenaire. Il m’a donc annoncé qu’il jouerait avec Mika et il l’a fait le plus tôt possible – c’était pendant Indian Wells – pour que je puisse m’organiser. Il m’a expliqué que c’était un choix, pas du tout une demande de Guy ou de Lionel Roux, mais qu’il sentait que pour les prochaines rencontres, il avait une carte à jouer avec Mika. Pour moi, ça a été très douloureux : okay, c’est vrai que l’on joue tous pour les résultats, mais, moi, j’accorde aussi beaucoup d’importance au « partage » et au « jouer avec ». Le double, c’est un moment que j’apprécie, c’est une vraie respiration et j’y accorde une vraie importance dans ma saison.
Depuis, comment ça se passe ?
Je ne te cache pas qu’on a été un peu fâché pendant un temps. Mais bon, à un moment donné, on est amis, donc on a discuté. Ca me fait toujours une boule au ventre, rien que d’y penser, mais voilà, il faut faire avec. D’autant qu’il a certainement fait le bon choix pour sa carrière.
Et la Coupe Davis, comme Julien, ça peut être un objectif ?
Tu m’en aurais parlé il y a six mois, je ne savais même pas si j’allais continuer le tennis… La Coupe Davis, pour le moment, je suis passé à côté. Mais je suis persuadé de pouvoir revenir à mon meilleur niveau – et mieux, encore ! –. La Coupe Davis, c’est un rêve, un rêve… Comme je te l’ai dit, il faut se fixer des objectifs élevés. Et, celui‐là, jouer la Coupe Davis, je l’ai dans ma tête… Il est ambitieux, mais réalisable, j’en suis persuadé. Maintenant, l’équipe de France en place actuellement est vraiment très forte et tourne bien, avec Jo, Gilles, Gaël, Mika, Bennet’…
Est‐ce que finalement, à l’instar d’un Michael Llodra, ce ne serait pas ton heure ?
Mika, il a 30 ans passés et c’est maintenant qu’il joue son meilleur tennis. Ca me rassure et ça me pousse à aller encore plus loin, à me battre encore tous les jours à l’entraînement, c’est sûr ! Lui, il arrive à maturité. Ce n’est pas étonnant, les attaquants mettent souvent plus de temps pour arriver à maturité. Ils sont dans une prise de risque permanente, ils se mettent en danger, ils s’exposent à oublier leur jeu sur des surfaces plus lentes et, donc, à être moins performant… Il faut toujours trouver un équilibre entre l’attaque, l’attente en fond de court, l’attaque en deux‐trois temps… Le mélange est très subtil et nécessite de bien se connaître. D’où l’importance de l’expérience, ce qui implique une maturation plus lente qu’avec un autre style. En tant qu’attaquant, ça me réconforte, je me dis que j’ai encore une belle carte à jouer !
Au final, ce match, pour toi, est‐ce que ça n’a pas été le moyen de faire le point sur ton histoire ? Une sorte de pèlerinage ?
Oui, même si ce qui s’est passé là‐bas s’est passé dans l’instant. Si j’ai réussi à exprimer tout ça et à le ressortir sur le terrain, c’est, forcément, que je l’avais en moi. Mais pas de manière consciente.
Publié le vendredi 10 avril 2020 à 14:19