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Mahut : « C’est l’idée de la victoire qui m’a poussé à aller au bout »

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Nicolas Mahut aime les médias et les médias aiment Nicolas Mahut. Et on se rappelle forcé­ment de cet entre­tien fleuve au Tennis Club de Paris comme son match face à Isner. L’art d’un sportif de haut‐niveau est aussi de savoir nous faire passer des émotions et dans ce registre l’Angevin excelle autant que lors­qu’il doit claquer une volée. Pour ce numéro 19, on avait même prévu la Une pour son exploit avant que Rafael Nadal ne gagne l’US Open. Heureusement, on avait rectifié le tir en lui offrant cette couver­ture avortée, espé­rons qu’elle est accro­chée dans son Hall of Fame à lui.

Match excep­tionnel, donc format, excep­tionnel, confi­ne­ment oblige, voici donc l’in­té­gra­lité de cet entre­tien à jamais gravé dans le marbre comme son match.

L’intégrale
Nicolas, avec le temps, est‐ce que ce n’est pas mieux de l’avoir perdu, ce match contre John ?
Non… J’y penserai toute ma vie. Les témoi­gnages des gens montrent que, fina­le­ment, oui,
le résultat leur importe peu. Ce qu’ils retiennent, ce n’est pas la victoire, ce n’est pas la défaite, c’est l’intensité, le combat et la manière dont on a dépassé nos limites… D’ailleurs, certains me féli­citent tout natu­rel­le­ment pour ma victoire : ils ne se rappellent plus que j’ai perdu. Ça montre aussi que notre match a touché énor­mé­ment de monde et des gens qui ne connaissent rien au tennis. C’est vrai qu’on me parle d’ « exemple pour le tennis », etc. Mais moi… Je garderai la défaite gravée. Le résultat était primor­dial : c’est l’idée de la victoire qui m’a poussé à aller au bout de moi‐même. Si j’ai pu aller aussi loin, c’est parce que je voulais gagner ce match, absolument.

Sans toi, il n’y a pas ce match‐là…
Nous deux ! Il a fallu un concours de circons­tances impro­bable pour atteindre ce résultat‐là, un niveau de jeu aussi élevé et une concen­tra­tion aussi intense et, ce, simultanément.

Au final, d’ailleurs, c’est votre niveau de concen­tra­tion, plus que votre niveau tech­nique, qui est impres­sion­nant…
Oui, c’est sûr. Déjà, au vu des statis­tiques, le tennis ne rentre plus en compte. Les chiffres
ne veulent plus rien dire, on n’est plus dans l’ordre du possible. Moi, j’avais le senti­ment
d’être dans un état second. Je ne savais plus où j’étais. Il y avait John [Isner] en face de moi ; et il y avait mon clan, auquel je m’attachais et que je regar­dais souvent. A certains moments, je doutais, je me posais des ques­tions : je ne savais plus où j’en étais. Et c’est en regar­dant mon clan, ces gens qui étaient là pour moi, en les voyant m’encourager, que je repar­tais au combat : j’allais prendre ma serviette, j’essayais de me ratta­cher à des choses simples pour rester dans le match, conti­nuer la lutte, éviter la frus­tra­tion et évacuer les doutes. Les gars sont là, debout, jusqu’au bout. Je ne suis pas tout seul. C’était primor­dial. Au bout de sept heures passées à encaisser des aces, tu ne vois plus de
solu­tions. A chaque fois que tu recolles au score, tu tentes, tu tentes, mais le résultat est toujours le même : tu marques un point, puis deux, avant de prendre deux aces et deux services gagnants. Le doute et la frus­tra­tion me guet­taient à l’issue de chaque jeu et c’est mon clan qui me permet­tait de rester dedans.

Et les chan­ge­ments de côté, ça aide à la concen­tra­tion ?
Le retour sur la chaise, tous les deux jeux, c’était un moment privi­légié. Derrière, je savais devoir servir pour rester dans le match, donc je prenais le temps de souf­fler, de me vider. Dans les moments de creux, je me ratta­chais à des gestes simples, comme jeter ma serviette sur l’épaule, et ça me remet­tait immé­dia­te­ment dans ma concen­tra­tion, ça me permet­tait de rester dans ma bulle. L’intensité de ma concen­tra­tion, je ne l’explique pas. Je ne comprends pas comment ça a pu être possible, je ne sais pas si ça peut exister consciemment.

Tu avais des rituels pour t’aider à main­tenir le même niveau de concen­tra­tion ?Oui. (On lui montre une photo.) D’ailleurs, on voit très bien mon état de concen­tra­tion, là. J’ai deux serviettes : aux chan­ge­ments de côté, il y en a une que j’ai sur les épaules, l’autre que je mets sur les genoux ; la première, je la laisse sur le dossier de ma chaise, la seconde, je l’emmène avec moi. C’est toujours la même que je prends quand je reviens vers ma ligne de fond. J’ai choisi d’utiliser deux serviettes à un moment donné, parce que le match durait. Celle que je mettais sur les épaules, de temps en temps, je la posais sur ma tête. Plus ça allait, plus il y avait de jour­na­listes et de photo­graphes… L’espace et mon champ visuel se rétré­cis­saient. Cette serviette, sur ma tête, me permet­tait de ne rien voir et de me recen­trer. Je me forçais à répéter toujours les mêmes gestes, à conserver les mêmes rituels. Ce jeu des serviettes, je l’ai répété un nombre incal­cu­lable de fois.

Et le choix des balles, c’est un rituel ? On voit souvent les joueurs faire ces gestes de manière très précise…
Oh que oui ! Moi, je prends deux balles du même ramas­seur, puis j’en prends une autre du deuxième. J’en ai toujours trois en main, pour n’en garder que deux. Et quand je rends les balles au ramas­seur, je fais en sorte qu’ils en aient le même nombre en main. Avant de les glisser dans ma poche. C’est un rituel systé­ma­tique. Technique égale­ment, au sens où ça me permet de choisir ma peluche ; mais psycho­lo­gique et tactique surtout, puisque ça me permet de me concen­trer et de définir ma stra­tégie au service.

Tu n’as pas plus de mérite que lui, d’ailleurs ? Dans le cinquième, tu es constam­ment dos au mur, tu sers pour rester dans le match… On sait ce que c’est quand on joue au tennis !
C’est sûr, j’ai servi plus de 50 fois pour rester dans le match. Et cette perfor­mance, oui, c’est l’une des choses dont je suis le plus fier ! En même temps, le fait de jouer contre lui, sur gazon… Il est dans les 20, moi, je suis 150. Dès le départ, je sais à quel point c’est déséquilibré.

Ce match, tu ne pouvais le sortir que sur gazon, dans ton jardin… Tu n’aurais pas eu la même volonté sur une autre surface, non ?
Déjà, je pense qu’on n’aurait pas tenu sur une autre surface. Imagine sur dur : les arti­cu­la­tions, les chocs, les impacts… On se serait fait très mal. Quant à la terre… Physiquement, l’un des deux aurait lâché. D’ailleurs, ce qui est para­doxal, c’est qu’on réussit le match le plus long de l’histoire du tennis sur une surface dite
la plus rapide.

Vous terminez à 70–68. Ce score, il porte du sens : 1968, c’est le premier Wimbledon de l’ère Open ; et 1970, c’est l’instauration du tie‐break.
Alors… Que réponds‐tu à ceux qui parlent d’un match trop long, de la néces­sité du tie‐break en Grand Chelem ? C’est faire offense à ce que vous avez réalisé ?

Sans aller jusque là, je ne partage pas du tout leur avis. Si ce match est entré dans l’histoire du sport, c’est juste­ment parce qu’il n’y a pas eu de tie‐break. On a été inter­rompu deux fois par la nuit – pas par la pluie ! –, tout ça rend ce match
incroyable ! Ca a fait une pub’ monstre pour le tennis. On a vu des émotions, des joueurs qui allaient au bout d’eux-mêmes… S’il y avait eu un tie‐break, le match se serait fini sept heures plus tôt et il n’y aurait pas eu tout ça. Alors, oui, c’est sûr, d’un point de vue tennis­tique, le tournoi s’est arrêté là pour John [Isner], comme pour moi. Il a perdu au tour suivant en une heure et quelques ; il ne pouvait plus servir. Quant à moi, on l’a vu, je me suis blessé la semaine d’après, à Newport. Mais ces conséquences‐là n’ont aucune impor­tance. Ce qu’on a réalisé dépasse le cadre du tennis, celui d’une simple perfor­mance. Au final, du tournoi, on a retenu le nom du vain­queur, celui du fina­liste… et les
deux nôtres !

Tu as digéré main­te­nant ? Quel recul as‐tu, désor­mais ? Où en es‐tu physi­que­ment ?
Je ne passe pas un jour sans y penser. Je suis en train de digérer. Mais il y a des moments où je ne me sens pas bien, dans un état étrange… Ce qui est marrant, c’est que je n’étais pas du tout fatigué après le tournoi. En tout cas, je ne ressen­tais pas de fatigue. Mon corps, par contre, si. Je pense qu’il a compensé tout ça et, depuis, j’ai une petite lésion aux côtes qui a du mal à guérir. En tout cas, mora­le­ment, j’essaie de m’appuyer sur ce que j’ai pu réaliser : ça va m’aider, c’est sûr, une fois que je l’aurais digéré,
tant psycho­lo­gi­que­ment que physiquement.

Et ton statut par rapport aux autres joueurs ? On a entendu des commen­taires plus qu’élogieux de Rafa, de Roger, de gens qui aiment le tennis…
Tu sens que leur regard a changé ?

C’est sûr et c’est une grande fierté ! En termes de recon­nais­sance, c’est mieux que de gagner un tournoi. Je suis, désor­mais, estimé et respecté pour ce que je suis et ce que j’ai réalisé et, ça, c’est une très grande victoire. Jusque là, j’avais eu quelques résul­tats, j’avais fait quelques petits trucs – une carrière hono­rable, quoi – mais rien qui devait rester dans les mémoires. Aujourd’hui, ce match‐là, on ne l’oubliera pas et j’y serai toujours associé. J’ai gagné du respect.

Qu’est-ce qui s’est passé après ? Il y a quelque chose qui s’est créé entre John et toi ?
Ce qui est bien, c’est qu’on a toujours été associé par la suite. C’est rigolo, d’ailleurs,
parce qu’on ne se connais­sait pas du tout avant ! Et puis, après ce match, on s’est envoyé des mails, etc. Par contre, on ne s’est pas recroisé à Wimbledon : moi, je prépa­rais mon double, lui, il était en conf’ ; derrière, il a joué son simple, il a perdu et il est reparti. Comme je ne me rappe­lais plus si je l’avais féli­cité – c’était flou dans ma tête –, je lui ai envoyé un long message pour le faire, égale­ment le remer­cier pour son fair‐play tout au long du match… Et puis, sans lui, je n’aurais pas vécu cette expé­rience et appris tout ça sur moi. Il a été vrai­ment super et m’a répondu un très beau mail. En tout cas, à chaque fois qu’on est inter­rogé sur le sujet, on parle toujours de l’autre. Il fallait être deux pour faire ce qu’on a fait.


Quelle a été ta recette pour main­tenir le même niveau de concen­tra­tion durant trois jours, malgré les inter­rup­tions ?

Mes coaches ont été excel­lents. Durant ces trois jours, ils ont fait en sorte que je reste dans ma bulle, ils m’ont empêché de me projeter vers autre chose que la victoire. Je ne suis pas sorti du cadre qu’ils m’avaient fixé. Je rece­vais 50 messages par jour, je n’en ai lu
aucun. J’étais dans mon match, à penser à la récup’ et je n’avais pas du tout conscience de ce qui se passait autour. J’avais l’habitude d’acheter L’Equipe tous les matins pour avoir des nouvelles de la Coupe du Monde : même si j’étais en Une, je n’ai pas lu les pages qui m’étaient consa­crées dedans. En tête, je n’avais qu’une chose : mon match et encore mon match. Et comment j’allais faire pour le remporter.

On t’a très peu vu te nourrir au cours de la rencontre… Tu étais vrai­ment foca­lisé sur cet objectif ?
C’est vrai. J’ai grignoté quelques fruits secs, j’ai bu énor­mé­ment de bois­sons… Mais je n’avais pas faim et, à aucun moment, j’ai senti une frin­gale. C’est ce qui rend cet état‐là vrai­ment surpre­nant. Même le soir du deuxième jour, à 23 heures passées, je n’ai presque rien mangé. Quand je suis retourné sur le court le lende­main à midi, je n’avais rien avalé non plus. J’étais en dehors de toute consi­dé­ra­tion de faim, de soif ou de fatigue. On peut dire, d’une certaine manière, que j’étais dopé à l’émotion.

Tu t’es rendu compte, pendant la rencontre, de l’image du tennis que vous pouviez donner, de l’impact en termes de valeurs ?
Sur le moment, non, je n’y ai pas pensé. Je n’ai fait que cher­cher des solu­tions pour gagner ; le reste était secon­daire. D’autant qu’avant, j’avais tendance à m’éparpiller… Les éléments exté­rieurs –photo­graphes, fautes d’arbitrage… – me décon­cen­traient faci­le­ment et très fréquem­ment. Et, là, il s’est passé un truc, j’ai eu l’attitude que je rêvais d’avoir sur un court de tennis. J’étais dans un état second ; j’avais décidé qu’il ne pouvait rien m’arriver. Du coup, après, je me suis dit que ça devait être assez fort en termes de valeurs. Il y a sûre­ment eu beau­coup de jeunes qui ont vu ça et s’ils peuvent faire, à leur niveau, le paral­lèle avec ce match, c’est super ! L’investissement, le travail, le plaisir – parce que j’ai pris beau­coup de plaisir dans la diffi­culté ! –… J’en ai discuté un peu avec le fils de
ma copine et j’ai pas mal insisté là‐dessus : le plaisir dans le combat. C’est impor­tant, notam­ment au niveau de la scola­rité. Et puis, oui, je pense qu’on a aussi
véhi­culé des valeurs de fair‐play, de respect, tant de l’adversaire que du public…

« On a 15 minutes de gloire dans sa vie », comme le disait Warhol. Toi, c’est 11h05 et ce ne sera pas une gloire passa­gère…
Oui, très certai­ne­ment, ça va rester dans les annales. Et ça arrive dans l’endroit qui me fait le plus rêver au monde, le temple du tennis, sur ma surface, là où j’ai remporté mon titre junior… C’était mon instant de gloire, c’est sûr. J’en aurai d’autres, j’espère (rires) !
Et puis ça s’est passé au moment où l’équipe de France de foot était en Afrique du Sud… Ca a amplifié le phénomène.

Tu penses pouvoir revivre ce type d’émotions ? Il existe
un équi­valent à ce que tu as ressenti sur le court ?

Non. Ca n’existe pas. Evidemment, j’imagine que gagner la Coupe Davis, ça doit procurer des sensa­tions incroyables. Des objec­tifs et des réali­sa­tions extrê­me­ment élevés, égale­ment. Mais, en termes d’émotions, avec ce qui s’est passé sur le terrain… Je ne pense pas qu’il y ait d’équivalent. D’ailleurs, c’est ce qui rend la chose diffi­cile pour moi : passer à autre chose, me dire que je vais vivre d’autres grands moments, mais qui ne seront jamais
comme celui‐là…

Tu as eu des messages qui t’ont touché, que tu n’attendais
pas, après la rencontre ?

Oui, j’ai eu un message de Rafa, le jour même… Lui aussi avait gagné en 5 sets, c’était assez tard le soir.

Pourtant, tu es plus fan de Roger que de Rafa, non ?
Ecoute, je pense qu’on a la chance d’avoir, sur le circuit, deux joueurs excep­tion­nels et complè­te­ment diffé­rents. Avec leur présence, leur charisme et leur qualité, ils apportent énor­mé­ment au tennis. Federer, c’est sûr, c’est le tennis dans toute sa classe. Mais, moi, je suis aussi complè­te­ment fan de Nadal et de sa combativité.

Tu serais capable de le regarder, ton match ?
J’ai demandé les DVD de la rencontre, mais je ne les ai pas encore ! En même temps, je ne suis pas sûr d’être capable de regarder les 11 heures… Je me ferai les plus beaux
moments ! Et le premier jour, vu que je n’ai plus trop de souve­nirs. Après, j’imagine que c’est un peu chiant à regarder : il y a des aces à tout va, des services gagnants…
Remarque, c’était aussi un moment parti­cu­lier. Pour les gens, ça devait être sympa à partager en famille, avec ses amis.

Tu ne crois pas que tu aurais pu terminer le match avant la
deuxième inter­rup­tion ?

Peut‐être… Dans l’idéal, j’aurais voulu qu’on ait deux heures de plus à jouer. Je le sentais las, j’avais le dessus et le senti­ment qu’il commen­çait à être vrai­ment touché. Mais la fatigue aidant, on voyait vrai­ment de moins en moins. J’étais gêné au service, je venais de faire deux doubles et de sauver une balle de match… Je suis allé voir le super­vi­seur ; il m’a dit qu’on avait le choix : soit on jouait cinq minutes ou deux jeux, soit on s’arrêtait main­te­nant. Bon… Deux jeux… Ca faisait déjà sept heures qu’on jouait, on n’arrivait pas à se dépar­tager… Si l’un de nous deux perdait à ce moment‐là à cause des condi­tions ou après une double, ça aurait été terrible. C’est pour ça que j’ai préféré arrêter. Je ne voulais pas que ce moment soit gâché…

C’est toi qui as pris la déci­sion ?
Moi, je vois vrai­ment très mal quand il commence à faire sombre. A 58–59, j’ai fait deux doubles fautes, je commen­çais à avoir de vraies diffi­cultés au service. Si ça s’était
fini comme ça, je l’aurais très mal vécu. On s’est rapproché du filet, je lui ai dit : « Ecoute, j’ai du mal quand je lance la balle, je vois moins bien. » Il me répond : « Si tu vois moins
bien, c’est simple, on arrête. » Il a été super, fran­che­ment. Il aurait pu refuser, conti­nuer… D’ailleurs, même dans la victoire, je trouve qu’il a eu une très belle atti­tude. Il n’en a pas trop fait et il a tout de suite pensé à moi, me montrant lors même qu’il se faisait applaudir. Je l’ai vrai­ment trouvé super classe.

Et terminer sur le Central, ça t’aurait plu ? Je crois que
Djokovic avait fini son match…

Oui, j’aurais bien aimé conti­nuer sur le Central, avec la lumière, en night session… Mais le règle­ment ne l’autorise pas. Le terrain était libre, mais quand on commence un match sur un court, on doit finir sur le même.

Tu crois qu’on peut rappro­cher ce que tu as vécu à un autre grand moment de ta carrière : ta double victoire sur Ljubicic et Nadal, au Queen’s, en 2007 ?
Oui, proba­ble­ment. C’était une sacrée journée : je finis Ljubicic le matin, vu que la veille, il avait plu, et je bats Nadal l’après-midi. Deux victoires de ce calibre en un jour,
ça n’arrive pas souvent dans ta vie !

D’autant que des Français qui ont battu Nadal, ça ne court
pas les rues ! Jo‐Wilfried Tsonga, Gilles Simon, Gaël
Monfils, Olivier Mutis, Thierry Ascione…

En termes de concen­tra­tion, ce match contre Nadal se rapproche un peu de celui contre Isner. Mais sur une durée beau­coup plus courte. Je pense que pour atteindre
ce niveau de perfor­mance, il faut avoir un objectif très élevé mais, quelque part, réali­sable. Ce n’est pas : « Demain, je vais gagner l’US Open, l’Australie ou Roland. »
Non, il faut garder un peu de recul. Par contre, ça peut être un objectif ambi­tieux ; on le rend possible en étant inti­me­ment persuadé et confiant en sa capa­cité à l’atteindre
et c’est de cette manière qu’on crée les condi­tions d’une perfor­mance excep­tion­nelle. Evidemment, au‐delà de ça, ce match contre Isner n’est pas venu de nulle part. J’étais
bien préparé, c’est sûr, et je baignais dans un envi­ron­ne­ment favo­rable – une première victoire à Roland, etc. Mais j’ai surtout rendu proche ce qui semblait très
éloigné : j’étais persuadé que je pouvais gagner alors que
j’étais 150 et, lui, dans les 20 – et qu’il servait à 220 !

Il y a eu des choses qui ont été orga­ni­sées dans ta région, à ton retour ? Tu es allé faire un petit tour du côté de ton club forma­teur ?
Non, je n’ai pas eu le temps, mais on m’en a beau­coup parlé. La presse locale, notam­ment, a bien couvert le match. C’est marrant, d’ailleurs : d’habitude, avant les vacances scolaires, on a des repor­tages sur les endroits où les célé­brités du coin partent pour l’été. Et, là, pour la première fois, on m’a appelé. (Rires)

Et ton inter­view dans Paris Match ? Ca s’est fait comment ?
C’est Olivia et Sarah [NDL R : char­gées de RP] qui ont orga­nisé tout ça. Elles ont fait le tri, au départ, dans les demandes d’interview – il y en avait énor­mé­ment. Puis, elles ont mis en place une rencontre sur deux jours avec Paris‐Match. On est allé faire un tour de barque dans le bois de Boulogne. Je ne te raconte pas… J’ai le mal de mer, dès que ça bouge un peu je ne me sens pas bien ! On a fait des photos avec ma copine ; puis j’ai eu un entre­tien avec un jour­na­liste. Ca s’est très bien passé, assez natu­rel­le­ment.
Au départ, j’avais peur que ça soit trop people, mais, fina­le­ment, l’interview était vrai­ment axée sur mon ressenti durant et après le match, sur les réper­cus­sions, etc.

Tu aimes en parler, toi ?
Oui et non. Ce qui est sûr, c’est que ça va me suivre jusqu’à la fin de mes jours. J’aime bien en discuter quand j’ai du temps, parce que je comprends l’intérêt des gens et que
j’essaie de partager avec eux cette expé­rience excep­tion­nelle. Je souhaite à tout le monde de vivre un jour un moment aussi intense ! Mais il y a un temps pour tout.
Aujourd’hui, à chaque Challenger, on me demande une confé­rence de presse ; et, inévi­ta­ble­ment, on la commence en me parlant de ça. Alors bon… C’est un problème :
quand je suis en tournoi, je suis concentré sur mes matches et mon jeu, j’essaie de rester dans une bulle.

Tu as des flashes, des souve­nirs de ce match ?
Oui, ça m’arrive. Quand je suis à l’entraînement, en match… C’est vrai­ment prégnant. Comme je te le dis, j’y pense tous les jours encore.

Tu crois que ça t’a donné des clefs que d’autres n’ont pas, au niveau de la concen­tra­tion ? Ca te donne un rôle de mentor par rapport aux jeunes ?Oui, certai­ne­ment. D’ailleurs, je ne sais pas ce que je ferai après, mais peut‐être qu’on me deman­dera d’aller parler aux jeunes. Même si je le fais déjà natu­rel­le­ment. Et,
aujourd’hui, c’est sûr que je peux puiser dans ce que j’ai vécu quand je suis en diffi­culté sur un match. Désormais, oui, j’ai des clefs pour retrouver une concen­tra­tion et du recul quand ça va mal. Ce sont des choses que j’ai commen­cées à mettre en place à Newport. Il suffit qu’il y ait un peu de monde pour que je me dise : « Attends, les mecs t’ont vu jouer à Wimbledon, tu ne peux pas te permettre de faire n’importe quoi. » Et hop ! Ca me permet de basculer à nouveau dans une dimen­sion positive.

On en revient à l’idée de mission ou d’exemple par rapport à ton nouveau statut. Il y a des choses que tu ne peux plus te permettre…
Oui, moi, je le ressens comme ça. Et ces valeurs m’interdisent, désor­mais, de lâcher en match. Le manque de concen­tra­tion, c’était un de mes défauts majeurs. Techniquement,
on m’a toujours dit que j’avais de quoi faire une belle carrière ; physi­que­ment, j’ai pu démon­trer que je suis en forme aussi… Restait le problème de la concen­tra­tion
et c’est ça qu’il me fallait travailler.

C’est un point de passage pour une nouvelle carrière ?
En tout cas, j’ai toutes les cartes en main. Je n’ai plus d’excuses. De toute façon, je suis persuadé d’avoir encore de belles années devant moi. Autant l’an dernier, je ne savais plus où j’en étais, je pensais la fin proche, j’étais inquiet… J’avais été blessé cinq mois à l’épaule, je repar­tais pour deux mois au pied… J’étais vrai­ment très loin. Heureusement, j’ai repris l’entraînement avec les coaches, avec notre groupe… Je me suis nourri de l’expérience d’Arnaud [Clément], qui avait vécu sensi­ble­ment la même chose. Ce qu’il apporte, lui, sur le court, à l’entraînement, c’est ines­ti­mable. En termes d’intensité, en termes de concen­tra­tion… Quand on l’a en face, on essaie de le copier, de se mettre au niveau. Il m’a fait énor­mé­ment progresser. Grâce à lui, grâce au discours des coaches, grâce au travail que j’effectuais de mon côté, je suis vrai­ment reparti.

Ca te permet de te fixer de nouveaux objec­tifs ?
Oui, même si ce ne sont plus les mêmes qu’à 20 ans. Quand tu sors des Juniors, tu dois avoir des objec­tifs à très long terme. A mon âge, ce terme est diffé­rent et bien plus court. Déjà, il y a le clas­se­ment : revenir dans les 100 premiers. Ca passe par des Challengers, par un ou deux tours en Grand Chelem… A plus long terme, j’aimerais aussi réussir un gros coup en double. Aujourd’hui, je joue avec Arnaud [Clément] et j’en suis super content. D’ailleurs, ce qui se passe avec Arnaud sur les grands tour­nois et avec ERV [Edouard Roger‐Vasselin] sur les Challengers, c’est vrai­ment bien. Je suis persuadé de pouvoir faire quelque chose et, ce, dès Bercy… Pour moi, le double, c’est vrai­ment important.

Parlons‐en du double… Toi qui a long­temps joué en double aux côté de Julien Benneteau, comment tu vis votre sépa­ra­tion et sa colla­bo­ra­tion avec Michael Llodra ?
C’est marrant que tu me poses cette ques­tion… Pour moi, c’est un sujet qui est super délicat, mais je n’ai pas de problèmes pour en parler. Julien, c’est l’un de mes meilleurs amis – on a grandi ensemble, on se connaît depuis qu’on a dix ans, j’ai passé presque plus de temps avec lui qu’avec mon frère dans ma vie… J’avoue que je n’imaginais pas avoir, un jour, un autre parte­naire. Mais j’ai été blessé, je suis sorti un peu du truc à un moment donné et, lui, a dû jouer avec d’autres parte­naires. C’est aussi à ce moment‐là qu’il a commencé à être très perfor­mant en simple et à postuler à l’équipe de France de Coupe Davis. D’ailleurs, je suis super heureux et vrai­ment fier de voir qu’il arrive à vivre des moments comme ça. Je sais à quel point c’est impor­tant pour lui et c’est aussi pour ça qu’il joue au tennis. Sans le jalouser, j’aimerais bien connaitre, moi aussi, ces émotions. Bref, au départ, on avait prévu de jouer ensemble à Marseille, à Roland… Et puis, à Marseille, Guy Forget a réclamé qu’il joue avec Mika, c’était juste avant la Coupe Davis. Il a donc fait un premier choix que je pouvais comprendre, vu que c’était dans l’intérêt de l’équipe de France. Mais ça a été plus doulou­reux à Roland, où il a fait un deuxième choix. On devait jouer ensemble, il n’y avait pas de consignes du sélec­tion­neur… C’est lui qui, sentant qu’il avait une carte à jouer en Coupe Davis pour former l’équipe de double titu­laire avec Mika, a choisi de changer de parte­naire. Il m’a donc annoncé qu’il joue­rait avec Mika et il l’a fait le plus tôt possible – c’était pendant Indian Wells – pour que je puisse m’organiser. Il m’a expliqué que c’était un choix, pas du tout une demande de Guy ou de Lionel Roux, mais qu’il sentait que pour les prochaines rencontres, il avait une carte à jouer avec Mika. Pour moi, ça a été très doulou­reux : okay, c’est vrai que l’on joue tous pour les résul­tats, mais, moi, j’accorde aussi beau­coup d’importance au « partage » et au « jouer avec ». Le double, c’est un moment que j’apprécie, c’est une vraie respi­ra­tion et j’y accorde une vraie impor­tance dans ma saison.

Depuis, comment ça se passe ?
Je ne te cache pas qu’on a été un peu fâché pendant un temps. Mais bon, à un moment donné, on est amis, donc on a discuté. Ca me fait toujours une boule au ventre, rien que d’y penser, mais voilà, il faut faire avec. D’autant qu’il a certai­ne­ment fait le bon choix pour sa carrière.

Et la Coupe Davis, comme Julien, ça peut être un objectif ?
Tu m’en aurais parlé il y a six mois, je ne savais même pas si j’allais conti­nuer le tennis… La Coupe Davis, pour le moment, je suis passé à côté. Mais je suis persuadé de pouvoir revenir à mon meilleur niveau – et mieux, encore ! –. La Coupe Davis, c’est un rêve, un rêve… Comme je te l’ai dit, il faut se fixer des objec­tifs élevés. Et, celui‐là, jouer la Coupe Davis, je l’ai dans ma tête… Il est ambi­tieux, mais réali­sable, j’en suis persuadé. Maintenant, l’équipe de France en place actuel­le­ment est vrai­ment très forte et tourne bien, avec Jo, Gilles, Gaël, Mika, Bennet’…

Est‐ce que fina­le­ment, à l’instar d’un Michael Llodra, ce ne serait pas ton heure ?

Mika, il a 30 ans passés et c’est main­te­nant qu’il joue son meilleur tennis. Ca me rassure et ça me pousse à aller encore plus loin, à me battre encore tous les jours à l’entraînement, c’est sûr ! Lui, il arrive à matu­rité. Ce n’est pas éton­nant, les atta­quants mettent souvent plus de temps pour arriver à matu­rité. Ils sont dans une prise de risque perma­nente, ils se mettent en danger, ils s’exposent à oublier leur jeu sur des surfaces plus lentes et, donc, à être moins perfor­mant… Il faut toujours trouver un équi­libre entre l’attaque, l’attente en fond de court, l’attaque en deux‐trois temps… Le mélange est très subtil et néces­site de bien se connaître. D’où l’importance de l’expérience, ce qui implique une matu­ra­tion plus lente qu’avec un autre style. En tant qu’attaquant, ça me récon­forte, je me dis que j’ai encore une belle carte à jouer !

Au final, ce match, pour toi, est‐ce que ça n’a pas été le moyen de faire le point sur ton histoire ? Une sorte de pèle­ri­nage ?
Oui, même si ce qui s’est passé là‐bas s’est passé dans l’instant. Si j’ai réussi à exprimer tout ça et à le ressortir sur le terrain, c’est, forcé­ment, que je l’avais en moi. Mais pas de manière consciente.

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