AccueilInterviewsR. Agenor : "En 1988, j’étais sur un nuage !"

R. Agenor : « En 1988, j’étais sur un nuage ! »

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Ronald Agenor fait partie de l’histoire du tennis. 22ème mondial en 1989, l’Haïtien natif de Rabat au Maroc a marqué les années 80 et 90 de son empreinte. Vainqueur de trois tour­nois au cours de sa carrière, la « sensa­tion haïtienne » est connue pour avoir disputé la première finale oppo­sant deux joueurs noirs contre Yannick Noah à Bâle en 1987. Mais ça n’est pas tout : celui dont le nom signifie « héroïque » en latin a égale­ment disputé un quart‐de‐finale mémo­rable à Roland Garros contre Michael Chang, futur vain­queur Porte d’Auteuil, en 1989. Entre fierté, décep­tions et musique, Ronald Agenor revient sur sa carrière et sa recon­ver­sion. Sans préten­tion mais avec beau­coup d’émotion.

Magnéto ! En 1988 et 1989, tu vis deux années excep­tion­nelles, avec un grand moment à Roland Garros et ce quart de finale… Tu atteint égale­ment la 22ème place mondiale. Ce sont clai­re­ment tes meilleures saisons ?
C’est vrai que ces deux années ont concentré tous mes meilleurs résul­tats, notam­ment en Grands Chelems. J’étais toujours extrê­me­ment concentré et je ne me rends compte de ce que j’ai fait qu’avec le recul et l’âge. On peut se demander pour­quoi je n’ai pas su aller au‐delà que la 22ème place mondiale. J’avais quelques failles dans mon jeu et, ma plus grosse erreur, c’est de m’être trop entraîné sur terre battue, alors que j’avais un jeu qui m’aurait permis de briller sur rapide. C’est pour cela qu’en fin de carrière, j’ai mieux joué sur dur. Mais, mis à part ces quelques défauts, ce sont surtout les émotions qui ont rythmé ma carrière. Et c’est ce qui fait toute la diffé­rence entre un bon joueur et un top mondial. Gérer ses émotions sur le court, c’est presque facile. Le plus compliqué dans la vie d’un athlète, c’est d’oublier les aléas de sa vie personnelle. 

Ton jeu et ton niveau ont, en effet, été très dépen­dants de ton état mental. Peut‐on dire que tu es passé à côté d’une carrière encore plus brillante à cause de cela ?
Probablement, même si cela peut paraître préten­tieux de l’affirmer. Et puis, c’est le cas de la majeure partie des joueurs. J’ai un incroyable souvenir, à ce propos : en 1990, je joue les demi‐finales du tournoi de Bordeaux contre Guy Forget. Nous étions tous les deux très marqués par nos vies respec­tives, à ce moment‐là : le père de Guy était mort la veille et ma mère était dans le coma et atten­dait une greffe du foie pour survivre (NDLR : qu’elle a fina­le­ment obtenue trois jours plus tard). Mais on a réussi à jouer un bon match, alors que, dans ce genre de moments, on a souvent tendance à ne plus rien gérer. Nos matches, nos résul­tats, nos carrières sont rythmés par les émotions. Certains savent mieux faire avec que d’autres. Pete Sampras a disputé un match face à Courier, en quarts, à Melbourne, en sachant que son coach et meilleur ami, Tim Gullikson, venait d’être victime d’une attaque céré­brale. Il n’en finis­sait plus de pleurer sur le court, mais il a réussi à gagner ce match et à aller en finale. Donc, tous les meilleurs, qui sont déjà au‐dessus du lot d’un point de vue du jeu, sont aussi des gens qui sont parvenus à manager leur vie sur et en‐dehors du court. Moi, je n’ai pas été assez fort émotionnellement. 

« Je n’ai pas été assez fort émotionnellement »

En 1992, ton père décède. Touché par sa dispa­ri­tion, tu chutes à l’ATP jusqu’en 1993 avant de signer un retour en grâce l’année suivante. Mais quelques mois plus tard, en 96, c’est la rechute : de nouveau en proie à des problèmes person­nels, tu dégrin­goles au‐delà de la 700ème place mondiale et tu décides de mettre un terme provi­soire à ta carrière jusqu’en 1998…
La mort de mon père m’a profon­dé­ment marquée. Il m’a fallu un an pour m’en remettre. Et fin 93‐début 94, c’est le début du renou­veau : je fais une super année sur toutes les surfaces confon­dues. J’étais environ 200 ATP et je remonte dans le Top 30. Tout s’enchaîne alors bien, sur un plan personnel comme profes­sionnel : je joue bien et je rencontre celle qui est aujourd’hui ma femme Tonya. Mais malheu­reu­se­ment, une autre crise émotion­nelle vient perturber tout ça. Et là je m’effondre tota­le­ment aux alen­tours de la 790ème place mondiale donc je décide d’arrêter ma carrière pendant près de deux ans. Plus rien n’allait. Je ne trou­vais plus de solu­tions, je n’arrivais pas à me motiver…

Au fond du trou, tu retrouves là encore la force de revenir et de signer un énorme retour dans le Top 100 avant d’être frappé d’un nouveau malheur avec la mort de ta mère en 1999. Ta carrière a été faite de montagnes russes, peux‐tu revenir sur ce perpé­tuel para­chute ascensionnel ?
Ma femme m’a vrai­ment aidée à tenir dans les moments diffi­ciles. Grâce à elle j’ai réussi à retrouver le goût du tennis et, en 1998, j’ai repris ma carrière et j’ai réalisé un super retour en reve­nant à la 88ème place mondiale, ce que seul Jimmy Connors avait fait jusqu’alors. Mais pour ça j’en ai bavé. Ca m’a coûté de faire des tour­nois Satellites, des Futures, des trucs d’un autre monde. Les gens ne réalisent pas que revenir à ce niveau par ce genre de tour­nois ç’a été l’enfer.

Tu as eu une carrière très riche. Si tu devais en retirer les meilleurs souve­nirs, quels seraient‐ils ?
C’est diffi­cile d’en sortir un mais le fait de gagner son premier point ATP c’est énorme. C’est lors d’un Satellite en France. Je sortais de deux Satellites à Hawaï et en Espagne qui s’étaient mal passés car c’était, à l’époque, des tour­nois où il fallait jouer cinq semaines et j’en avais eu marre au bout de deux semaines. Je m’étais qualifié au tournoi de Toulouse en battant le numéro un du tournoi, un alle­mand. Cette victoire m’a permis de gagner mon premier point ATP. J’ai aussi un grand souvenir de ma médaille d’or remportée sous les couleurs d’Haïti aux jeux d’Amérique centrale et Caraïbes.

« Le fait de gagner son premier point ATP, c’est énorme »

Ta défaite contre Chang (6−4 2–6 6–4 7–6), en quarts à Roland, l’année où il gagne, cela reste, aujourd’hui encore, l’un de tes plus grands regrets ? Ou celle en demi‐finale, à Rome ?
A Rome, en 1988, j’étais vrai­ment sur un nuage. J’avais pour­tant failli perdre au premier tour, mais j’avais réussi à battre Mats Wilander. La demie, c’est dommage… Mais le quart à Roland Garros, en 1989, garde tout de même une saveur parti­cu­lière. Je regrette vrai­ment de ne pas avoir battu Chang, parce que j’ai presque tout le temps mené dans la rencontre. Je menais 4–2 au premier set, je gagne le deuxième 6–2, je mène 4–1 au troi­sième… Et, fina­le­ment, je réussis à perdre ce match. C’est un peu déso­lant (rires) !

Penses‐tu que ta carrière aurait pris une autre dimen­sion si tu avais remporté ce match ?
Bien sûr. Andreï Chesnokov était prenable en demie et, contre Stefan Edberg, en finale, tout était jouable. C’était un tournoi ouvert ; malheu­reu­se­ment, cela ne m’a pas souri. Mais c’est quand même pas mal ! Quand je regarde ma carrière, je n’ai pas de regrets, même s’il y a certaines choses que je chan­ge­rais avec l’expérience. En étant 22ème mondial, j’étais poten­tiel­le­ment le troi­sième joueur fran­çais derrière Noah et Leconte. J’aurais pu avoir une toute autre carrière, notam­ment en Coupe Davis, si je n’avais pas opté pour la natio­na­lité haïtienne. 

Parmi les regrets, malgré tout, le fait d’avoir donné ta prio­rité à la terre battue…
Évidemment, oui. C’est très impor­tant de choisir ses tour­nois. Avoir les coups, c’est une chose, mais cela ne fait pas tout. Je me suis usé à jouer sur terre battue, alors que j’avais assez de puis­sance pour jouer sur surface rapide. Je pense qu’en me concen­trant davan­tage sur le rapide, j’aurais pu grimper entre la cinquième et la dixième place mondiale. 

Tu es resté sur les courts jusqu’à presque 38 ans et tu as ouvert ton académie à Los Angeles en 2002. Pourquoi avoir opté pour les Etats‐Unis et quel est l’objectif prio­ri­taire de cet académie ?
Ma femme habi­tait Los Angeles donc j’ai décidé de quitter Bordeaux pour la rejoindre et me poser là‐bas et ne plus en bouger. On voyage telle­ment durant notre carrière qu’il est impor­tant de se poser un jour. J’ai décidé de me consa­crer aux joueurs locaux qui lançaient leur carrière. Des joueurs classés aux alen­tours de la 1000ème place mondiale, qui avaient fini leurs études et qui avaient du temps à consa­crer au tennis. Et quelques‐uns d’entre eux sont arrivés dans les 250 mondiaux, ce qui était mon objectif pour qu’ils puissent faire des Challenger et des tour­nois du Grand Chelem. Après 12 ans à Los Angeles, je vais tenter de relancer mon académie à Miami où j’ai emmé­nagé récemment.

« J’aurais pu grimper entre la 5ème et la 10ème place »

Lendl et Murray, Edberg et Federer, Djokovic et Becker, Norman et Wawrinka… De plus en plus d’anciens joueurs se sont recon­vertis dans le coaching aujourd’hui. Pourquoi n’as-tu, à ce jour, pas voulu tenter l’expérience ?
J’ai beau­coup bougé entre Los Angeles, la Floride et Atlanta, pour entraîner des joueurs mais le fait de ne pas vouloir voyager ne m’a pas permis de me lancer dans le coaching. A ce niveau‐là, vous ne pouvez pas coacher sérieu­se­ment sans bouger dans le monde entier. Mais j’estime que lorsque tu as été joueur, coacher est ce qu’il y a de plus facile. Le plus diffi­cile est de savoir gérer le joueur. A mon sens, un ancien joueur ne doit avoir aucun problème à réussir sa carrière de coach sauf par mauvaise volonté ou manque d’affinités avec son joueur.

Avant de mettre un terme à ta carrière, avais‐tu déjà ta recon­ver­sion en tête ?
Non. Mon plan de carrière n’était pas le coaching. Déjà je voulais jouer jusqu’à 40 ans mais le 11 septembre 2001 m’a refroidi. Aux Etats‐Unis, tout le monde était terrifié. Dans l’idéal, je voulais pour­suivre une carrière diplo­ma­tique avec Haïti. J’ai long­temps essayé d’ailleurs mais je me suis vite rendu compte que nul n’est prophète en son pays. Mon plus grand regret est d’avoir repré­senté un pays qui ne m’a rien offert pour ma recon­ver­sion. Mis à part quelques opéra­tions qui n’ont pas été bien loin, je n’ai pas pu faire grand‐chose et c’est pour cela que je me suis un peu rabattu sur le coaching.

Tu es malgré tout encore investi dans le déve­lop­pe­ment du sport en Haïti, non ?
Absolument pas ! J’ai fait un projet de déve­lop­pe­ment du tennis en Haïti pour le gouver­ne­ment en 2008 et, après un bon début, tout a capoté. Et je suis fina­le­ment allé en Californie pour monter le centre d’entraînement de haut niveau que je voulais initia­le­ment créer en Haïti. Entre 82 et 98, je n’ai jamais eu de subven­tions du gouver­ne­ment haïtien, zéro ! Je faisais mon argent tout seul donc je n’ai jamais demandé. Mais quand j’ai fait mon come‐back en 98, je suis retourné là‐bas et j’ai commencé à demander des aides. Et là j’ai obtenu un petit geste. Mais je ne les accuse pas, j’aurai peut‐être dû être plus régu­lier dans mes demandes.

« La guitare et la raquette, ce sont les cordes de ma vie »

Après le trem­ble­ment de terre de 2010, n’as-tu pas tenté de mener des opérations ?
J’ai fait une seule exhi­bi­tion ! C’était à Indian Wells au tournoi orga­nisé avec Agassi et compa­gnie. Et encore, je me suis invité tout seul. Je voulais faire un speech, qu’on ne m’a fina­le­ment pas auto­risé deux minutes avant d’entrer sur le court. J’ai aussi fait une musique pour Haïti que j’ai fina­le­ment retirée. J’ai aussi été maladroit je l’admets. Mais il y a eu beau­coup de rumeurs à mon sujet. J’allais soi‐disant toucher 50 000 euros pour faire un match avec Yannick Noah. Après ça j’ai dit « stop » et je n’ai plus fait une action pour Haïti. 

Tu parles de musique. Est‐ce véri­ta­ble­ment une passion pour toi au point d’envisager une recon­ver­sion à la Yannick Noah ?
La musique n’a pas de fron­tières, et j’ado­re­rais rejouer avec Yannick (rires) ! Lorsque je vivais à Bordeaux, j’avais un groupe de hard rock, mais j’ai dû arrêter, car c’était très diffi­cile de pour­suivre la musique en étant 22ème mondial. Mais je joue de la guitare depuis l’âge de 17 ans. Tout n’a pas été facile pour moi, ces dernières années, et replonger dans la musique m’a permis de conti­nuer à vivre. Je me suis surpris à chanter et à ne pas trop mal le faire, au point qu’on m’a proposé un concert au tournoi d’Atlanta, l’année dernière. A la suite de cela, j’ai sorti mon premier single en avril 2013 (NDLR : « J’ai le Bordeaux blues ») et je me suis mis à écrire. Mon premier album, inti­tulé « Genius Love », sortira le 29 mai prochain. La musique, c’est ma deuxième passion après le tennis, et je n’en délais­serai aucune. La guitare et la raquette, ce sont les cordes de ma vie. 

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