Ouvrez difficilement les yeux. Grattez‐vous les narines. Décollez‐vous les cils. Bâillez. Etirez vos muscles, bras et jambes, ankylosés par une nuit trop courte et un sommeil profond. Bâillez à nouveau. Soupirez pour écarter les derniers lambeaux du rêve qui vous poursuivait. Un rêve étrange, un rêve de balle jaune – oui, un rêve de tennis, car vous êtes un vrai fan de ce drôle de jeu‐sport. Vous le savez, les rêves sont toujours propices aux plus improbables constructions, aux oxymores, impossibilités possibles – moi‐même, dernièrement, j’engouffrais un cassoulet façon « grande bouffe » au sommet de l’Everest en compagnie d’un sherpa nietzschéen répondant au nom rude de Marco Ferreri. Dans votre rêve, Wimbledon se jouait sur gazon‐patinoire. Dans votre rêve, Rafael Nadal se faisait fesser par Steve Darcis à coups de grandes claques belges – oui, le Belge est très « fessées », cuir et culottes noires. Dans votre rêve, Jo‐Wilfried Tsonga trainait la patte comme un vétéran de guerre et quittait tôt le Londres de de Gaulle pour mieux se réfugier dans un sanatorium aux airs lettons et relents de vodka. Dans votre rêve, Maria Sharapova, muette, voyait sa peau de raie manta se muer en écailles de morue et ouvrait d’immenses yeux globuleux lorsque d’inoffensives bulles vertes s’extirpèrent de sa bouche plutôt que ses cris aux menaces sibériennes. Dans votre rêve, des Anglais très sélects se mettaient à l’élevage d’un troupeau d’éclopés, un étrange animal aux yeux blancs, tout blancs, à qui ils font brouter – non, pas fumer – de l’herbe en sirotant leur thé, avant de spéculer sur sa capacité à digérer une verdure peu digeste ; c’est diarrhée pour tout le monde, qui va tomber ? qui va se relever ? allez, hop, Vika, Marin, Steevy, Johnny mangent le gazon à s’en faire péter le ventre ! Enfin, dans votre rêve, Roger Federer était éliminé au deuxième tour de Wimbledon par Serguey Stakhovsky.
Soupirez et bâillez un peu plus… Voilà. Oui… Non. Vous ne rêvez pas, vous n’avez pas rêvé, vous ne rêverez plus. La journée d’hier, un mercredi – encore un sale coup de gamins facétieux -, est bien réelle. Nulle hallucination. Nulle consommation de produits stupéfiants. Nul ralentissement passager d’un esprit embrumé. Après la défaite de Rafael Nadal, Roger Federer s’est incliné, Maria Sharapova aussi, Jo‐Wilfried Tsonga a abandonné, comme John Isner, comme Radek Stepanek, alors que Steve Darcis, Marin Cilic, Yaroslava Shvedova et Victoria Azarenka n’ont même pas pénétré sur le court. Le tableau masculin est désormais amputé de ses têtes de série numéro trois, cinq et six ; le tableau féminin a vu coupées ses têtes de série deux, trois, cinq, neuf et dix. Passée la déception pour certains, la surprise pour d’autres, il faut se lever et prendre un bon café. Analyser, en somme. Pourquoi ?
La première raison : c’est la faute d’un bien mauvais gazon. Nombre de chutes et de genoux qui tournent, de jambes qui tremblotent, des appuis qui s’enfuient. Mais non, mais non ! Si Vika s’est bien blessée sur une chute impromptue lors de son premier tour face à Maria Koehler – tout comme Guido Pella, face à Jesse Levine -, Steve Darcis, lui, s’est mis hors‐jeu en plongeant contre Rafael Nadal. Jo, de son côté, souffre d’un problème physique plus profond au tendon rotulien depuis plusieurs jours déjà – depuis 2010, en fait. Quant à John, il s’est fait mal tout seul, comme un grand, avec sa raquette. L’organisation le confirme, comme pas mal de joueurs : le gazon est le même que l’année dernière, rien n’a vraiment changé. Il est glissant, certes, comme à chaque fois en début de tournoi. « Les causes de ces retraits sont très variées, mais certains ont suggéré que la surface des courts était à incriminer. Nous n’avons aucune raison de penser que ce puisse être le cas. D’ailleurs, beaucoup de joueurs nous ont complimentés pour la très bonne qualité des courts », comment le Directeur Lewis. Non, ce n’est pas une raison.
La deuxième raison : c’est la faute d’une saison sur herbe trop courte. La transition terre/gazon est délicate, comme tous les ans. En une poignée de jours, vous passez d’une surface très tendre, sur laquelle vous glissez – volontairement cette fois -, qui vous offre des balles hautes, à une surface aux rebonds très fuyants, bas et exigeants, impliquant des appuis fermes et un effort réel sur les jambes et genoux. Pas facile de s’adapter en douceur, c’est une évidence. D’ailleurs, ceux qui s’en sortent le mieux dans ce tournoi ne sont autres que les joueurs et joueuses les plus fit : Novak Djokovic, David Ferrer, Serena Williams et Andy Murray, qui, lui, a largement eu le temps de gérer ce changement de surface. Oui, c’est une bonne raison, qui verra un début de solution en 2015 avec l’allongement d’une semaine de cette saison sur herbe. Enfin… il y aura trois semaines avant Wimbledon, quoi… Pas grand chose.
La troisième raison : c’est la faute… de Steve Darcis. De Serguey Stakhovsky. De Michelle Larcher de Brito. Et même d’Ernests Gulbis. Rafa était peut‐être en délicatesse avec son genou, mais force est de constater qu’il est tombé sur un Belge exceptionnel, qui rentrait dans tout ce qu’il frappait, réussissait tout ce qu’il tentait, qui voyait en lui couler le fameux « flow », comme ont pu dire les jeunes. Gulbis, de son côté, a eu le mérite de s’accrocher face à Tsonga. Comme il le dit lui‐même : « S’il (Tsonga) avait remporté ce deuxième set, je pense qu’il aurait continué pour gagner. Mais je me suis battu. C’est le sport. » On est bien d’accord avec Ernie. Et les images de ce smash improbablement raté par Jo en fin de deuxième manche nous trottent encore dans la tête. Larcher de Brito, elle, a foudroyé Sharapova, qui ne s’est fait mal que dans la deuxième manche, alors qu’elle était menée d’un break. La Portugaise, par un jeu d’une agressivité rarissime, a simplement assommé Maria sous ses coups de boutoir. Quant à l’ami Serguey, Cyrano ukrainien, il a pratiqué un tennis d’un autre âge, tout aussi flamboyant que fulgurant. Un tennis d’initiatives et de désinhibition.
C’est bien ça, le fond de la question. Le Big Four n’est plus. Aujourd’hui, Wawrinka, Gulbis, Tsonga, Rosol, Berdych, Dimitrov, Haas, et j’en oublie peut‐être, ont prouvé que l’hégémonie des quatre fantastiques n’était plus aussi vraie, désinhibant peu à peu tous leurs suivants‐apôtres. Que Rafa reste Rafa sur terre – et, encore, un Rafa bousculé par Brands et potes -, mais Rafa amoindri et potentiellement prenable sur les autres surfaces. Que Murray n’a encore jamais atteint la constance des trois autres – peut‐être est‐ce à venir ? Rien n’est moins sûr. Que Djokovic, malgré toute sa domination – elle est incontestable -, n’est plus le Djokovic millésime 2011 et peut perdre des matches. Sans que ce soit catastrophique, d’ailleurs. Enfin, que le règne de Roger Federer est bel et bien fini. Peut‐être parviendra‐t‐il encore à gagner un ou deux Grands Chelems – Sampras et Agassi en ont prouvé la possibilité… Mais sa faim de victoires semble bien assouvie ; c’est un papa, Monsieur, c’est un papa. Et le plaisir du jeu ne suffit souvent plus à élimer les crocs d’une jeunesse ambitieuse.
Non, vous ne rêvez pas. Vous n’avez pas rêvé. Mais vous rêverez encore. Hier ne fut pas un cauchemar, mais la beauté glorieuse de toute l’incertitude d’un sport. A cette gueule de bois succédera de nouvelles ivresses… et tellement de plaisir !
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Publié le jeudi 27 juin 2013 à 16:10