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Mannarino/Prodon, l’al­chimie d’un duo improbable

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Dans le cadre du 45ème numéro de notre maga­zine GrandChelem, nous avons rencon­trés Adrian Mannarino et son coach Eric Prodon, afin de faire la lumière sur leur duo tout aussi récent que brillant. Tout juste retraité du circuit, Eric Prodon, a débuté sa carrière de coach auprès du gaucher trico­lore avec un succès presque immé­diat, ce dernier attei­gnant le meilleur clas­se­ment de sa carrière. Comment cette éton­nante asso­cia­tion s’est‐elle mise en place ? Éléments de réponse avec cette inter­view croisée de deux barou­deurs du circuit.

Comment a commencé votre colla­bo­ra­tion en 2014 au moment de Roland‐Garros ?

Adrian Mannarino (A.M.): J’ai décidé de quitter la Fédération en mars 2014. J’ai, ensuite, passé quelque temps seul sur les tour­nois. À ce moment‐là, Eric s’entraînait seul, égale­ment, pour préparer Roland‐Garros. Il nous est arrivé plusieurs fois de faire des séances d’entraînement ensemble. Il essayait de me m’aiguiller, de me donner des petits conseils…

Eric Prodon (E.P.) : J’étais surtout en fin de carrière. Je savais que ça allait se terminer pour moi. J’en profi­tais pour lui donner un coup de main.

A.M. : On était toujours en contact. Après sa défaite aux quali­fi­ca­tions de Roland-Garros,il m’a proposé de me donner un coup de main. Sur un Grand Chelem, c’est impor­tant d’être encadré. Et puis, je trou­vais qu’il me donnait des bons tuyaux, surtout sur terre battue, qui n’est pas ma surface préférée. J’ai donc accepté avec grand plaisir. À la fin du tournoi, on a un peu discuté ensemble. Il m’a proposé de venir avec moi sur la tournée sur gazon. Ça me faisait vrai­ment plaisir, j’ai tout de suite accepté. Ça s’est fait tout seul fina­le­ment. Lui, ça l’intéressait d’avoir une première expé­rience en tant qu’entraîneur sur le circuit et moi, j’avais besoin de quelqu’un pour m’aider. Le feeling était très bon.

E.P. : Au début de la colla­bo­ra­tion, de Roland‐Garros à Wimbledon, jusqu’à l’US Open, tout se passait très bien. Je venais juste de terminer ma carrière, j’étais encore dans une menta­lité de joueur de tennis. Adrian appré­ciait beau­coup avoir un ami‐joueur que entraîneur‐entraîneur.

Adrian, tu disais que le feeling était tout de suite bien passé. Qu’est-ce qui a fait que ça a séduit aussi bien l’un que l’autre ?

A.M. : On avait une vision du tennis, et plus parti­cu­liè­re­ment de mon jeu, qui était simi­laire. Travailler avec quelqu’un avec qui tu as le senti­ment que l’on va à 100% dans le même sens, c’est vache­ment plus facile. On passait énor­mé­ment de temps en‐dehors et tout se passait très bien. La vie en‐dehors du court est très impor­tante pour se sentir bien sur le terrain juste­ment. Faut pas se cacher que les résul­tats ont été bons tout de suite, on ne sait pas ce qu’il en serait advenu si j’avais enchaîné les premiers tours par exemple. C’est un tout. Tout s’est bien déroulé.

E.P. : Comme il l’a dit, il était seul depuis quelque temps. Il se cher­chait un peu. Il y a un feeling qui, effec­ti­ve­ment, était plutôt bon entre nous. On se côtoyait en tant que joueur de tennis sur les tour­nois. En‐dehors pas tant que ça, parce que moi j’étais quelqu’un de très indé­pen­dant. J’évitais de passer trop de temps avec les joueurs car je les déjà voyais toute la journée. On avait une vision de son jeu qui était claire. Encore une fois, je suis arrivé à un moment où il était seul, se cher­chait, il avait très peu gagné en six mois, il devait être 95eme quand on a commencé à travailler ensemble et il avait 500 points à défendre. Ça ne pouvait pas être pire. Comme il se cher­chait, j’ai pu lui apporter ce récon­fort, cette confiance. Ça s’est fait natu­rel­le­ment ensuite. J’ai apporté ma petite touche, on est parti en Amérique du Sud alors qu’il n’avait pas l’habitude de le faire. Ça lui a quand même sauvé son été et son tableau à l’US Open. On est reparti sur une spirale posi­tive. On a réussi à tenir le cap, car un moment donné, on gagne beau­coup, mais sur la longueur ça peut chuter. Or malgré tout, la force d’une rela­tion est de savoir discuter et de remettre les pendules à l’heure. Il faut que le joueur soit très à l’écoute et comprenne que c’est pour son bien. Même s’il a du carac­tère, moi aussi, il a su faire la part des choses.

J’ai retrouvé un article de nos confrères de L’Équipe, datant de juillet 2014, où le titre était « Un duo de bran­leurs talen­tueux ». Je voulais juste­ment comprendre un peu ce que ça voulait dire…

A.M. : Le titre n’était pas vrai­ment révé­la­teur de ce que j’avais dit. Je disais juste que nous deux on nous avait souvent consi­déré comme des joueurs talen­tueux, mais un peu bran­leurs. Ce qui n’était pas du tout le cas. C’est toujours l’image que l’on a voulu nous coller. On prouve un peu le contraire. On boss bien, on boss dur. De mon côté, ce n’est pas nouveau car j’ai souvent travaillé dur. Eric, quand il jouait, c’était un gros bosseur.

E.P. : Pour conti­nuer sur sa lancée, les gens voient que ton visage, mais pas ce qu’il y a à l’intérieur de ta tête. Par exemple, aujourd’hui, je consi­dère que pour faire une très bonne carrière, il faut être super bien entouré. Ce qui n’était pas mon cas dans l’absolu. J’étais tout seul pendant presque toute ma carrière de 23 à 33 ans. Par choix premiè­re­ment, et puis parce que je n’avais pas les moyens de me prendre le coach dont je rêvais. Il y avait quelques personnes avec qui je m’entendais super bien, mais je n’avais pas les moyens finan­ciers. Du coup, « bran­leur talen­tueux », c’est ce qui est apparu toute ma carrière : ce mec là aurait pu être dans les 50 et faire une carrière de dingue, mais il ne l’a pas fait. Voilà ce qui en ressort de la bouche de gens. Oui, je suis complè­te­ment d’accord. Le problème, les gens oublient que pour se payer un entraî­neur, il faut de l’argent, que je n’avais pas. Je m’étais entraîné à la fédé à l’époque et cela s’était super bien passé. Mais j’avais besoin d’autre chose. J’avais pris la déci­sion de sortir un peu. Je pense que chaque joueur doit se connaître un peu et savoir quel entraî­neur est bon pour lui. Adrian, c’était un peu pareil : « Mannarino, vrai­ment talen­tueux, peut aller dans le top 30, mais bon, il se contente du minimum ». Moi j’étais en‐dehors de la fédé, mais je bossais comme un dingue et on pensait que je ne faisais rien. Lui, c’est pareil. Tout le monde pensait qu’il faisait le minimum. Or le voir bosser avec moi comme il le fait aujourd’hui, je me dis qu’il a du bosser avant car vu la charge de travail que je lui mets, c’est qu’il l’a fait avant, sinon il se bles­se­rait. Je suis d’accord avec le titre, ça l’a fait rire, moi aussi. C’était plutôt un compli­ment. J’avais du talent, j’aurais pu faire mieux, c’est comme ça, je ne peux pas revenir en arrière. La vie continue. J’ai rempli certains de mes objec­tifs, j’ai réussi à me faire plaisir dans ma carrière. Maintenant, Adrian, j’essaie juste­ment de lui apporter ce que je n’ai pas eu, ce soutien. Etre cette personne avec qui il s’entend très bien, a la même vision du jeu et qui peut avoir un nouveau objectif à chaque fois. Je termi­ne­rais jamais d’avoir des objec­tifs avec lui. 

Est‐ce que ton expé­rience sur le circuit secon­daire, où tu as remporté beau­coup de titres, a permis d’aider Adrian pour repartir après Roland‐Garros où il a enchainé les titres comme à Manta justement ?

E.P. : Moi, il y a un truc, Futures, Challenger ou ATP, je suis allé jouer au tennis là j’avais vrai­ment envie de jouer au tennis. Je suis allé jouer dans les endroits où je savais que j’allais prendre du plaisir. Que ce soit un ATP, un Future ou un Challenger, une victoire reste une victoire. Et quand tu gagnes un tournoi, c’est que tu l’as mérité et que tu étais prêt. Adrian avait déjà gagné des Challengers, il avait déjà fait des huitièmes en Grand Chelem. Je suis arrivé, je l’ai rebousté, je lui ai juste redonné confiance. Je l’ai supporté car il n’était pas bien, tous les jours j’essayais de faire en sorte que tout ce qu’il disait de néga­tive le trans­former en positif. Mon support positif l’a aidé à rega­gner des matches en Challenger. Mon expé­rience de Challenger ou de Futures, oui peut‐être de temps en temps on en parle, il prend ce qu’il a à prendre. C’est plus par rapport aux joueurs. Il joue pas mal de joueurs que j’ai joué. On partage juste­ment cette vision du même joueur et on arrive un peu mieux à cerner l’adversaire qu’il a en face de lui. 

Tu expli­quais à un moment donné, qu’il a fallu remettre les pendules à l’heure. Quand est‐ce que s’est arrivé dans la relation ?

E.P. : Ce n’est pas arrivé dans les six premiers mois car il était sur une pente posi­tive et gagnait beau­coup. Il n’y a pas vrai­ment eu d’engueulades vrai­ment profondes, c’était juste des détails tactiques. Je lui dis après, tu aurais du faire ça… Il a commencé à passer un cap, il était 44 à la fin de l’année, c’est arrivé assez vite fina­le­ment. L’objectif de fin d’année, en toute honnê­teté était de finir 60, sachant qu’il était 100 et qu’il avait 500 points à défendre. Donc on s’est dit, s’il finit l’année 60, c’est génial. Au final, c’est allé plus vite qu’on ne le pensait, puisqu’il a terminé 44. Là, il fallait tout de suite mettre les choses au clair car dans tout allait trop vite dans sa tête. Je lui ai dit, on va atta­quer une autre caté­gorie de tournoi, qu’il connais­sait déjà bien sûr, main­te­nant si on veut vrai­ment appro­cher le top 30, va falloir faire des finales ! Pour ça, j’ai dit que j’allais être très dur avec lui à l’entraînement pendant les trois semaines et qu’il allait vrai­ment en chier ! Il en a bavé (rire). À l’arrivée en Australie, je lui ai dit qu’avec le travail qu’il avait fait, il n’y a pas de raison que ça ne paie pas. Il fait une demie à Nouméa (défaite sur Steve Darcis) puis la finale à Auckland, qui est de bon augure. Après il fait son match face à Feliciano Lopez, avec ce qu’il s’est passé. C’était une bonne tournée austra­lienne qui a montré qu’il avait le niveau pour appro­cher le top 30. Il finit 36 juste­ment cette tournée. Après l’Australie, on a quand même eu une petite discussion.

C’est-à-dire ?

A.M. : C’est compliqué, ce sont des choses qui restent entre nous.

E.P. : Oui, c’est un peu personnel. Mais en gros, c’était sur notre mode de fonc­tion­ne­ment, son atti­tude en‐dehors du terrain. Malgré sa finale à Auckland, j’avais trouvé que son atti­tude avait un peu changé dans la façon de m’écouter. Entre Auckland et l’Australie, il était un peu moins à l’écoute. On a eu une grosse discus­sion donc. Il a fait le point dans sa tête. On a beau­coup parlé, on a remis les choses à plat et ce n’était pas facile. C’était une discus­sion dure mais on a réussi à trouver une sortie de secours pour repartir à zéro et sur de bonnes bases. Au final, on a bien bossé entre Memphis et Delray Beach, car je pense que l’on était reparti un peu trop tôt sur les tour­nois. Du coup, il a nouveau retrouvé le rythme, fait une demi‐finale à Delray Beach.

Maintenant qu’Adrian est dans le top 40, quels sont les objec­tifs ? Le top 30, être tête de série en Grand Chelem ?

E.P. : Voilà, être dans les 30, tête de série en Grand Chelem. Ce sont déjà deux objec­tifs. Je pense aussi qu’il appré­cie­rait une sélec­tion en Coupe Davis à un moment donné.

Justement, par rapport à ce premier tour avec les forfait de Tsonga et Gasquet, est‐ce qu’il y a eu un contact de la part du capi­taine, Arnaud Clément ?

A.M. : Pour ce match du premier tour, je n’ai eu aucun contact de sa part. Pour l’instant, je ne me consi­dère pas du tout comme joueur de double. Si j’ambitionne de jouer la Coupe Davis, pour l’instant, ce serait en simple. Les deux joueurs sélec­tionnés sont clai­re­ment plus forts que moi.

E.P. : Disons, que dans l’esprit des choses, on a une équipe de France rela­ti­ve­ment forte avec un Gasquet, Tsonga, Monfils, Simon. Avec ces quatre mecs, il n’a pas sa place dans cette équipe. Ils ont été dans les 10. Pour tout dire, j’ai dit à « Manna », ils t’appelleront quand tu seras prêt. Aujourd’hui, tu n’es pas prêt. 

Adrian, tu as connu une progres­sion assez éton­nante fina­le­ment puisqu’à 26 ans tu as atteint ton meilleur clas­se­ment. Quel regard portes‐tu sur ta progres­sion, lente peut‐être mais surement ?

A.M. : C’est une carrière qui, à mon goût, tarde à prendre son envol. J’ai eu la chance de rentrer dans les 100 assez jeune, vers 21 ans. Malheureusement, à ce moment‐là j’ai eu une longue bles­sure au genou qui m’a pris sept, huit mois. Après le temps de revenir, ça m’a pris au moins un an, comme pour bien rejouer au tennis. J’ai eu ensuite une belle remontée. J’étais rentré dans les 50 vers 22 ans et j’ai ensuite eu une bles­sure au poignet et la hanche. J’ai connu une succes­sion de bles­sures, je n’ai pas envie de me cacher derrière ça, mais qui ont un peu joué en ma défa­veur. J’ai souvent été gêné. Ensuite, j’ai eu un petit mal à surfer sur mon bon résultat à Wimbledon (huitièmes de finale en 2013). À ce moment‐là, j’estime avoir un peu loupé le coche. Je ne veux pas trop repenser au passé. En ce moment, je suis sur une belle période. Je vais avoir 27 ans au mois de juin (le 29), il me reste encore du temps devant moi. Je suis un passionné, j’adore le jeu, c’est peut‐être un peu pour ça que je prends parfois les choses à cœur sur le terrain et que je m’emporte. En ce moment, ce sont peut‐être des grands mots, mais je vis un peu mon rêve. Alors j’espère que ça va continuer !

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Retrouvez gratui­te­ment et en inté­gra­lité le numéro 45 de notre maga­zine GrandChelem. Bonne lecture !