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« Federer et sensi­bi­lité… » par Zasth

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Après déli­bé­ra­tions, voici les résul­tats de notre concours : « Racontez‐nous votre rencontre avec Roger Federer. » Il vous fallait nous expli­quer en un texte travaillé ce qui vous a fait aimer le Suisse. 62 textes reçus et des discus­sions houleuses. Voici le temps des récompenses.

Premier prix »> AURECLINT et ZASTH
Deuxième prix »> à venir
Troisième prix »> à venir
Prix de l’idée origi­nale »> à venir

« Roger, mon amour », le livre événe­ment sur Roger Federer est dispo­nible ici. Il n’en reste plus que 96 exemplaires.

Aureclint et Zasth, voici les noms des deux vain­queurs de notre concours « Roger,mon amour ». Hier, Aureclint a eu droit à la Une de Welovetennis, aujourd’hui, c’est au tour de Zasth. Son texte nous a impres­sionnés par sa qualité rédac­tion­nelle et sa longueur. Malgré quelques lour­deurs de style, son auteur analyse en profon­deur et de manière assez exhaus­tive ce qui crée sa fasci­na­tion pour Roger Federer. Un effort tout parti­cu­lier a été produit sur l’écri­ture et le choix des mots… Un vrai plaisir de constater qu’il reste des jeunes sachant écrire et que cet effort de créa­tion ne rebute pas. C’est formi­dable, alors… bravo et féli­ci­ta­tions ! Il recevra un exem­plaire de « Roger, mon amour » dédi­cacé. Et voici son texte publié en Une du site. Bonne lecture !

On consi­dère commu­né­ment que le tennis naît quelque part au cœur de la seconde moitié du XIXème siècle. 150 ans, c’est un âge véné­rable. Du haut de mon quart de siècle, je ne pèse pas bien lourd. 
Je n’ai pas connu Spencer Gore ou Donald Budge. 
Lenglen, Rosewall, Laver, ce sont des noms, des palmarès, quel­que­fois, par chance, des vidéos où l’on devine bien souvent davan­tage qu’on ne voit. 
Borg, Connors, McEnroe, Lendl ont joué avant que je ne vienne au monde et j’étais enfant lorsqu’ils se sont retirés. 
J’entendais, parfois, mon père citer l’un d’entre eux, mais leurs noms étaient des énigmes, des phonèmes mysté­rieux ne renvoyant à aucune réalité concrète. 
Longtemps, je suis resté hermé­tique au tennis. Plus exac­te­ment, je ne lui avais pas donné sa chance. Tout au plus suivais‐je, le temps d’un répit, un set de Kuerten ou de Ferrero, avant de retourner étudier pour les examens de juin. Je me souviens, vague­ment, d’un Suisse dont je n’aimais pas la coupe de cheveux. 
Contrairement à beau­coup, ce n’est pas le tennis qui m’a conduit à Federer. Ce n’est pas, non plus, le cham­pion et les exploits qui ont suscité ma première admi­ra­tion. A dire vrai, je crois même que la révé­la­tion s’est produite alors même que, déjà, les décli­no­logues scan­daient leurs prophé­ties, l’œil sûr et l’index pointé vers le ciel. 

Je me souviens d’un match, peut‐être le premier que j’aie regardé authen­ti­que­ment, en me lais­sant vivre ce qui se passait à la télé­vi­sion. Je me souviens de ce joueur qui remet­tait en ques­tion la repré­sen­ta­tion que je me faisais des athlètes et spor­tifs de haut niveau, si semblables dans leur diver­sité, si stéréo­typés par‐delà leur singu­la­rité, tous comme affir­mant : « Ceci est un sportif. » J’ai vu, oui, un athlète, mais dans le même temps, l’homme posé et réfléchi. J’ai vu le sportif et l’esthète, le passionné et le réfléchi, j’ai vu celui qui vit et joue, mais aussi celui qui prend du recul et pense. J’ai vu l’aisance du mouve­ment, la flui­dité du geste, l’intuition du génie – l’artiste. J’ai vu le travail du corps, la préci­sion des frappes, l’économie de la course – l’artisan.

Le fasci­nant n’est pas dû à l’immense palmarès, mais l’immense palmarès est lié, quelque part, hors de ma compré­hen­sion directe, à ce qui suscite ce fasci­nant. Quelque chose au‐delà du travail et de l’investissement : l’intuition, le coup de patte.
J’ai, dès lors, commencé à suivre Roger Federer, comme on suit un cham­pion, mais aussi un inter­prète virtuose. Comment composera‐t‐il avec les circons­tances du jour, avec le vent, le manque de sensa­tions, la fatigue ? Dans un grand jour, quelle symphonie composera‐t‐il à mesure qu’il l’interprétera ? Quel morceau jouera‐t‐il face à tel ou tel adversaire ? 
En outre, loin des sima­grées et des empor­te­ments, des gestes impul­sifs et des cris d’énervement, des lancer de raquette et des coups de sang, Roger Federer a appris à prati­quer « like a Sir ». Ce flegme appa­rent, que certains ont pu mésin­ter­préter, c’est la maîtrise des senti­ments qui grondent sous la surface. Qui, parfois, affleurent : un amorcé de bris de raquette, un mot lancé à un spec­ta­teur qui l’aura décon­centré. Le visage sombre de la défaite, les larmes face à Rod Laver. L’orgueil et le doute, parfois, fulgurent dans un regard. Mais, toujours, Roger Federer instaure une constance, une maîtrise de soi, une réflexi­vité, qui lui confère, je pense, une profon­deur véri­table, une épais­seur palpable. 

Voilà l’autre dimen­sion fasci­nante de Federer. C’est d’être le cham­pion, le compé­ti­teur, avec ce que cela implique de fierté et d’orgueil, de passion et d’émotions, tout en restant ce gentleman‐player des courts. Federer ne joue pas avec le kiné, ne s’en prend pas à l’arbitre, ne bous­cule pas de l’épaule l’adversaire pour l’intimider au chan­ge­ment de côté. Pourtant, il est là pour gagner. Mais pas à n’importe quel prix : la victoire par le tennis, par la maîtrise du corps et de l’esprit, par l’abnégation et la stratégie. 

Cette dualité est à mon sens ce qui suscite pour bonne part la fasci­na­tion des gens. La mienne, en tout cas. Le joueur profes­sionnel est un mari et un père de famille. Le préda­teur du court, taci­turne et soli­taire, est affable en‐dehors, des vestiaires aux confé­rences de presse, au cours desquelles il se montre toujours aussi cour­tois et réfléchi. A la soif de victoires répond l’intelligence de la plani­fi­ca­tion, à la sueur et à l’animalité de l’affrontement répondent le souci du style et de l’élégance, à la passion dans le tennis répond la passion du tennis, de son histoire et de ses tradi­tions. Bref, il y a chez Federer le combat­tant et l’homme raffiné, le joueur et le connais­seur, la passion et la prise de recul, l’homme du court et l’homme du monde, sans que l’un et l’autre ne puissent être séparés. 
Tout le monde ne ressent pas cela. La sensi­bi­lité de chacun est diffé­rente. Il est toute­fois dommage, quel­que­fois, de se fermer a priori au partage de cette sensi­bi­lité. J’ai appris à appré­cier Federer, dont la tête ne m’inspirait guère à première vue. Tous les grands joueurs sont faits de failles, de faiblesses, de défauts. Mais chacun d’entre eux incarne, d’une certaine façon, le tennis, de par son style propre, son influence et sa présence sur le circuit. A cet égard, je ressens chez Federer quelque chose qu’aujourd’hui, ni Nadal, ni Djokovic ne m’évoquent. Un supplé­ment d’âme, pourrais‐je dire mystiquement.
Par consé­quent, les débats éter­nels – les « qui est le plus fort ? » – sont, à mes yeux, secon­daires. Morphy aurait‐il vaincu Capablanca ? Sans doute pas. Et si Morphy avait été contem­po­rain de Capablanca ? Ou vice‐versa ? Impossible à dire, tant de para­mètres devant être pris en compte. Ce que l’on peut voir, toute­fois, si l’on accepte de baisser sa garde et de laisser à d’autres les querelles de clocher, c’est que nous avons là des génies à l’ouvrage. Et que, conscients de la chance d’en être les contem­po­rains, il serait dommage de ne pas leur accorder notre attention. 

Federer n’aurait jamais dû jouer ce coup. Pourtant, il l’a fait. A priori, c’était un coup douteux. Coup gagnant. C’est l’intuition, le coup de génie. L’aspect créatif, parfois plus tech­nique que physique, s’y déploie à plein. Le sens du jeu et la spon­ta­néité. Parfois, la tenta­tive échoue. Parfois, Federer tout entier s’effondre face à des styles de jeu qui opèrent comme sa kryp­to­nite. Cette vulné­ra­bi­lité du jeu en élégance, en vitesse et en flui­dité, face à des adver­saires supé­rieurs en force, en puis­sance ou en résis­tance, ne lui enlève en rien sa beauté esthé­tique, presque poétique. Davantage, la fragi­lité de sa force ajoute à l’émotion du supporter, à la tension, au suspens. Mais, au fond, ce qui importe, ce n’est pas seule­ment la victoire : entre le début d’un match et son dénoue­ment, une balle jaune voyage infa­ti­ga­ble­ment d’un côté à l’autre du court. Roger Federer, de façon magis­trale, nous a appris à appré­cier ce long voyage d’allers et retours inter­mi­nables. D’échanges volon­tiers mornes et lassants, où l’émotion du spec­ta­teur tient quel­que­fois de son empa­thie pour tel ou tel joueur, Roger Federer a créé des moments de magie, de surprise et d’émerveillement. Les « no way », « it doesn’t get any better than this », « genius at work » et autres « can you believe it ? » sont ainsi devenus monnaie courante, à juste titre m’est avis. 

Alors, quand le maestro vieillit, quand on sent qu’il lui est de plus en plus diffi­cile de produire sa magie avec constance et endu­rance, quand les matches les plus physiques l’épuisent impi­toya­ble­ment, quand le doute, amplifié en écho de jour­na­listes en amateurs, fait vaciller l’étincelle du regard, étouffe la foi du vétéran, que voulez‐vous que fasse le passionné sensible à son génie ? Qu’il condamne l’aveuglement ou la présomp­tion du joueur clamant sa maîtrise et sa fraî­cheur ou qu’il comprenne que le joueur ne peut qu’entretenir sa confiance en ses capa­cités pour ne pas décliner ? Qu’il recon­naisse le déclin de l’idole pour se tourner vers d’autres dieux ? Qu’il se lance dans le débat de la place de numéro un en 2013 ? Qu’il étudie les raisons objec­tives pour lesquelles Federer ne gagnera plus, est dépassé, ne tient plus la cadence ? A quoi riment ces attitudes ?

Au‐delà du compé­ti­teur, il y a l’artiste des courts. Le supporter veut voir gagner Federer, parce que la victoire anime et nourrit le joueur et son fan. Il voulait, surtout, le voir jouer et gagner ce septième Wimbledon auquel plus grand monde ne croyait. Il n’y a rien de plus triste que de voir décliner le héros d’autrefois. L’on sait bien que la route sera plus diffi­cile à chaque pas. Oui, nous savons que chaque match est plus diffi­cile que le précé­dent. Mais la victoire n’en est que plus merveilleuse. Il faut vaincre à la fois l’adversaire et ses propres faiblesses. Et, parfois, au terme d’un parcours diffi­cile, le phénix renaît. Les coups droits claquent, les amor­ties milli­mé­trées tombent, le revers tient bon, le service fuse, l’intuition et le coup de génie reviennent à eux. Et un nouveau trophée s’ajoute à la vaste collec­tion du métro­nome helvète. Ce trophée, c’est aussi la récom­pense de Roger Federer pour l’émerveillement qu’il sait procurer à ceux qui lui ont ouvert leur sensibilité. 

Zasth